On m’a demandé ces derniers jours de réagir à ce qui m’est reproché dans certains journaux, qui relayent l’accusation à l’égard de mon dernier livre d’une personne, et non pas d’un personnage, comme j’ai pu le lire à différents endroits.

Au départ, je n’avais pas lu ces articles, parce qu’il y a, d’une part, certains journaux que je ne lis plus, et d’autre part, certains points de vue que je connais trop bien pour ne pas en être lassée. Un écrivain n’est pas quelqu’un qui attend qu’on l’autorise ou pas à faire quelque chose, c’est quelqu’un qui, après s’être longuement interrogé au cours d’un travail sans complaisance, se donne l’autorisation à lui-même. C’est ce qu’on appelle la liberté de créer, cette liberté s’explique par la différence de plan entre réel et imaginaire. La vérité trouvée dans l’imaginaire, aussi forte soit-elle, ne revendique aucun droit ni aucun pouvoir sur le plan réel. Malgré cela, ceux qui exercent leur pouvoir dans le champ bien concret du réel en éprouvent de la gêne et cherchent à nous convaincre que celui qui œuvre dans l’imaginaire et y trouve une vérité non répertoriée s’est rendu coupable.

Je n’ai pas commis de faute, j’ai fait un livre, et ce livre dit une vérité qui ne fait pas plaisir. Il a commencé à ne pas faire plaisir à moi-même, on ne s’attaque pas à la toute puissance maternelle, à la question de l’utilisation des enfants, à l’asservissement et à la disqualification du père, aux complicités entre esclavage politique et privé, sans rencontrer des obstacles d’abord en soi-même. C’est pourquoi les obstacles extérieurs, qui apparaissent après, semblent faibles, on ne peut pas s’attaquer à ces questions avec légèreté, on sait ce qu’on soulève.

On me demande de réagir aux propos d’une personne, Mme Bidoit, que je ne connais pas, je ne lui ai jamais parlé, je sais qui c’est, je l’ai croisée une fois, peut-être quinze minutes, dans la rue, et je ne lui ai pas parlé. Pour faire advenir un personnage sur une page, quelles que soient les impressions subjectives captées dans le réel, le travail d’objectivité que requiert l’écriture d’un roman dépasse de loin le fait d’avoir ou non croisé x, y ou d’en avoir entendu parler par z, qui n’ont en général rien à vous apprendre que vous ne sachiez déjà. X, y ou z peuvent bien sûr agir sur votre fantasme et devenir malgré eux des révélateurs mais c’est tout, ça n’a rien à voir avec le travail lui-même. Un écrivain travaille avec ses fantasmes, avec son délire, mais son travail consiste à le tirer du côté de l’objectivité, de la construction, de la fabrication d’un espace cohérent qu’on appelle le livre.

J’ai l’impression très désagréable d’avoir à me justifier mais je le fais quand même, car je respecte, au-delà de tout, les questions que pose le travail d’écriture.

Il m’est souvent arrivé que des personnes, croisées dans la réalité, s’invitent, après coup, dans mes livres, considérant qu’elles en sont le centre, la part d’orgueil et de narcissisme étant plus fortes chez elles que la capacité à considérer le travail de dépersonnalisation qui est fait par l’écrivain afin de chercher une vérité sociale, politique, et par conséquent intime à chacun. Un tel croit se reconnaître, niant ainsi toute généralité au propos du livre et pensant évident que l’écrivain parle de lui. Il le clame, il dit c’est moi, là où l’écrivain lui-même sait très bien de quelle étoffe sont faits les personnages, les narrateurs, les décors qu’on trouve dans les livres.

Par le passé, tel banquier a cru qu’il représentait à lui seul toute la rapacité auto-complaisante, aveugle et néanmoins paternaliste, du personnage de G. dans Rendez-vous. Telle cinéaste a cru qu’elle représentait à elle toute seule le personnage féminin des Désaxés, elle est allée jusqu’à faire circuler une pétition dans les librairies pour boycotter le livre, tel autre a fait courir des rumeurs. Je ne peux empêcher des gens de considérer que l’image d’eux-mêmes est si forte, si impérative, si fascinante, qu’elle suffit à remplir la singularité, la particularité, et l’autonomie d’un personnage littéraire. Il y a quelque chose de curieux à voir un journal accuser un écrivain de vampirisme alors même que c’est lui qui se nourrit et donne en pâture, le nom et la photo de celle qui se dit détruite par tant de publicité.

Toute cette folie serait amusante si elle n’était en fait, en réalité, que le prétexte d’une négation, à un véritable déni de littérature. Je note au passage qu’on me prête bien des pouvoirs : celui de tuer ! Les procès en sorcellerie auraient-ils donc toujours cours ? La seule chose qui m’importe est la vérité qui s’impose à l’écrivain dans le jeu (sérieux) qu’il pratique dans des allers et retours incessants et complexes entre sa mémoire, son imagination, sa conviction, et sa vision du réel. Tout n’est qu’affaire de vision. Quand on ne veut pas être attaqué, le mieux c’est de fermer les yeux sur tout ça, ou de prendre des airs indignés. Je ne fais ni l’un ni l’autre. Je ne suis pas indignée, je dis comment fonctionne notre société, dans une alliance bien comprise du privé et du public pour permettre l’asservissement de ceux qui depuis toujours ont été désignés pour ça, et comment cette société, qui prétend se soucier des enfants, s’accommode de les voir utilisés, captifs, plongés au cœur de la violence sociale derrière les murs passoires des appartements. J’ajoute qu’il est impossible de construire un personnage crédible si vous ne passez pas par vous-même.

Le personnage féminin de mon livre, Hélène, je l’ai construit avec un matériau composite, mystérieux, secret, impossible à décrire, fait d’éléments glanés dans un rapport d’enquête sociale que j’ai eu entre les mains, le fait d’avoir eu moi-même une mère, d’avoir sans doute craint sa toute puissance quand j’étais enfant, et surtout le fait d’être moi-même une femme. Toutes les femmes ont la liberté de ne pas jouer de leur instrument féminin toutes de la même façon, mais la chanson nous la connaissons, parfois nous entamons un petit refrain qui ne déparerait pas avec celui que chante Hélène dans mon livre.

Nous savons toutes très bien comment produire le refrain de la victime, et prétendre nous reconnaître dans chaque victime, afin de continuer à ignorer ce qu’est la véritable souffrance : car enfin dans ce livre, celui qui est asservi après avoir été apprivoisé puis maîtrisé est bien le personnage du père, impuissant pendant les deux tiers du livre à protéger ses enfants, avant d’oser, dans le dernier tiers, affronter cette fameuse puissance maternelle qui ne recule devant rien et trouve des complices à différents stades de la société pour chanter en cœur avec elle, sur des rythmes trop bien appris. Il le fait avec l’aide de la narratrice, double de l’écrivain, enfermée elle aussi dans les limites et la logique du livre, et dont les prises de position ne préjugent en rien des miennes, qui ne suis pas enfermée dans ce livre mais libre.

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