Dans ce monde accéléré, la distance est devenue de plus en plus grande entre l’homme et l’homme. Les textos, les voyages express, les randonnées sur Internet, les conversations virtuelles et les séductions sur clavier, via l’écran qui a fini par tout dévorer, ont déconnecté l’humain de l’humain. Le roman est un de ces arts, sans doute le plus fort et par conséquent le plus menacé, qui sait redonner à l’homme son statut d’humain, en disant sa vérité, en prenant le temps de dire sa vérité. Le roman donne une dignité aux êtres, quand les êtres deviennent diffus, perdus dans les personnages qu’ils se composent pour exister. Le carnaval n’a pas lieu dans ce que vous appelez « fiction », mais dans ce que vous intitulez, bien naïvement, « réalité ».

Christine Angot est enlisée dans une procédure juridique parce qu’une femme, une certaine Elise Bidoit, s’est reconnue dans le roman Les Petits, qui vient de sortir en librairie et qui, comme chaque opus de son auteur, nous semble un pas important dans la littérature. Oui, Christine Angot franchit des pas ; elle fait partie de ceux, de celles qui, par une vitalité qui incessamment se paye en intranquillité, par une exigence qui ne saurait se comparer qu’à sa souffrance, donne à la littérature la place qu’elle mérite, la place qu’elle se fraye surtout dans un monde qui la méprise de toutes ses forces.

La littérature ne fut pas inventée pour faire joli. D’ailleurs, elle n’a jamais été inventée : c’est elle qui invente. Mais elle n’invente évidemment que ce qui existe déjà. Le roman, contrairement à ceux qui ne comprennent pas l’essence de cet art, ne consiste pas à créer des mondes fictifs ; le roman ne propose pas un monde impossible : il propose la possibilité d’un autre monde. Comment ? Non en changeant de planète, mais en élaborant un mode de perception qui est propre à chaque romancier. Christine Angot ne décrit pas une réalité qui n’existe pas : elle décrit une réalité qui existe aussi. Elle ne raconte pas ce qui n’existe pas, mais ce qui existe et que les autres, tous les autres à part elle, ne voient pas, n’ont pas vu, n’ont pas su voir, n’ont pas pu voir – ou pire : n’ont pas voulu voir.

Un écrivain, je veux dire un vrai, je veux dire Christine Angot, n’a qu’un seul métier, et finalement qu’un seul devoir : appuyer de toutes ses forces sur les zones où, dans la réalité réelle, on refuse de s’arrêter. L’écrivain zoome sur les failles : c’est ainsi que les personnages deviennent humains. Un personnage qui devient humain, ce n’est pas un personnage qui sort de nulle part. Ce n’est pas un personnage de conte de fée, une création ex nihilo bien à l’abri dans une fiction éthérée, sans danger. La « fiction » romanesque n’a rien à voir avec le conte : elle est un mode, une technique de narration qui, loin de s’écarter du réel, tente au contraire, par des moyens détournés, de s’en approcher le plus possible. Et c’est pourquoi, loin d’être exacte, la narration romanesque nous paraît si vraie. Elise Bidoit existe exactement, mais Hélène existe vraiment. Un personnage humain n’a pas vocation, sauf en Bibliothèque rose, à être « sympathique ». Dans l’antipathie, il y a aussi une empathie.

L’art d’Angot est de faire tomber les masques : elle parvient, dans chacun de ses livres, à montrer comment les êtres qu’elle dépeint sont des personnages dans la réalité et des êtres humains dans le roman. Des caricatures dans la vraie vie et, sur le papier, des êtres vrais. Elle ne cherche pas les qualités ou les défauts : mais l’essence de ceux qu’elle croise. Sa prose ne juge pas, jamais : elle veut comprendre. Si le roman ne peut plus s’appuyer sur des personnes existantes, et même vivantes, la littérature, de Flaubert à Roth en passant par Gide ou Stendhal, n’a plus lieu d’être. Même Mallarmé écrivait sur sa famille. Même le plus formaliste parmi les esthètes s’inspirait, pour que son œuvre respire, vive, de ceux qu’il croisait, aimait, détestait. Nous serions condamnés à ne parler que du ciel et des oiseaux, comme chez Marc Lévy, ou encore des fourmis, comme chez Bernard Werber, si on ôtait au roman sa raison d’être, si on supprimait son ADN : faire passer un maximum de réalité, un maximum d’humanité, un maximum de vérité dans un livre. Car un livre, c’est une réalité concurrente à la réalité de tous les jours ; non une réalité annexe, subsidiaire, seconde, esthétique, récréative, mais une réalité aussi prégnante et grave, difficile et âpre, dangereuse et folle.

A la toxicité du monde, Christine Angot répond par ses cris littéraires. Qui ont fini par former une œuvre majeure de la littérature contemporaine. Je veux bien qu’Elise Bidoit souffre de se retrouver dans un roman sous les traits d’Hélène : mais je voudrais aussi qu’on admette qu’Hélène souffre de se retrouver dans la réalité sous les traits d’Elise Bidoit. Le génie du genre romanesque, précisément, est d’avoir aboli une hiérarchie des légitimités : la réalité n’a plus aucune supériorité sur la création ; elle cesse d’être la plus forte. Ce sont, dès lors, deux réalités aussi licites l’une que l’autre qui s’affrontent. Elise Bidoit n’existe pas davantage qu’Hélène. Hélène n’est pas plus une dérivation, une dérivée d’Elise Bidoit qu’Elise Bidoit n’est une excroissance d’Hélène. Les deux vivent leur vie, l’une dans la réalité classique, l’autre dans la réalité romanesque.

Elise Bidoit souffre ? Mais Hélène aussi. Et la souffrance d’Hélène est marquée, prononcée dans le roman. Un personnage humain, c’est un personnage dont la souffrance est indiquée, dont les cicatrices sont affichées. Elise Bidoit n’est pas contente ? Elle peut gifler Christine Angot, mais en aucun cas elle ne saurait gifler le roman de Christine Angot. Dans un monde parfait, la seule qui pourrait en vouloir à Christine Angot, ce n’est pas Elise Bidoit : mais c’est Hélène. Seuls les personnages de Christine Angot peuvent aimer ou haïr leur auteur, comme nous pouvons, nous les hommes de chair et de sang, aimer ou haïr celui qui nous a créé et que certains nomment « Dieu ».

J’accepte qu’Elise Bidoit se plaigne de ce que Christine Angot lui fasse dans la vie ; je n’accepte pas qu’elle se plaigne de ce que Christine Angot lui fasse subir dans le roman. Car Hélène, ce n’est pas (et c’est là l’essentiel) Elise Bidoit. Hélène, c’est beaucoup plus qu’Elise Bidoit : Christine Angot, partant d’un modèle particulier, construit une figure universelle : Hélène nous parle, parce que nous en connaissons aussi, nous en connaissons d’autres. Pour qui se prend Elise Bidoit pour oser se prendre pour Hélène ? De quel droit une rampe de lancement se prendrait-elle pour une fusée ? De quel droit un sourire se prendrait-il pour la Joconde ?

Modèle ? Oui, l’artiste a le droit de s’appuyer sur un modèle. Le romancier aussi. Figurez-vous. Comme le peintre, sauf que les romanciers ne demandent pas à leur modèle de poser ; un romancier est quelqu’un qui ne demande pas la permission à son modèle, à ses modèles. D’une manière générale, et c’est pourquoi le roman terrifie tellement, le romancier est quelqu’un qui ne demande pas la permission.

Ce pouvoir que la vie lui ôte, le romancier la récupère dans sa prose, dans son art. Ceux, celles qui le font souffrir, et possèdent un pouvoir (qu’il soit ou non de nuisance) se voient dépossédes de ce pouvoir : ils perdent le contrôle. Ils ne parviennent plus à manipuler quoi que ce soit : ils ne supportent pas d’être les marionnettes du pouvoir (autrement puissant) d’un autre ; d’être les pauvres pantins d’une « fiction » qu’ils ont déclenchée dans la « réalité ». Trouver sa place dans le monde, pour Christine Angot, c’est pouvoir trouver, inventer, un terrain où, soudain, elle ne reçoit plus les coups, mais éventuellement les donne. Elle ne les donne pas par vengeance, par mesquinerie revancharde, mais par dignité : dignité dûe aux bourreaux, dont elle cherche à comprendre la mécanique et les dérèglements, dignité due aux victimes – dont elle est en droit de considérer qu’elle en fait pleinement partie.

Il serait pathétique, et gravissime, de s’imaginer que les violences subies dans la vie réelle reviennent en boomerang, selon la loi du Talion, sous forme écrite et publiée. Car ce serait oublier l’essence même de l’art du roman : cette réalité, entretemps, Christine l’a étudiée, l’a acceptée, l’a stockée, l’a portée comme on porte un enfant de douleurs, l’a respectée, l’a intériorisée : quand elle est prête, enfin, à la recracher, ce n’est plus sous la forme de haine, sans quoi le roman ne serait qu’une chose journalistique, mais sous la forme, même impitoyable, du pardon. Pas le pardon qu’elle demande, mais celui qu’elle accepte. Non celui qu’elle accepte de dire, mais celui qu’elle accepte d’entendre. Car le livre, écrit, porte une mémoire : il lui suffit amplement de ne pas oublier, d’être la pierre par laquelle plus rien, jamais, ne pourra être oublié, effacé. Il suffit largement à Christine Angot de fixer les violences ; de les épingler ; de les figer dans son œuvre : c’est ce travail, précisément, qui évite la haine, la volonté de nuire, de détruire les « gens réels ». Si elle s’adresse encore à eux (mais elle s’adresse en réalité à tous, à tous les lecteurs) c’est sous la forme du pardon absolu : celui qui n’oublie pas. Celui qui a lâché les rancunes au profit de la vérité écrite une fois pour toutes. Non la vérité officielle, non la vérité juridique, non la vérité objective des faits : mais la vérité intérieure du romancier qui souffre et travaille, est abîmé par les choses, déçu par les êtres, et qui paye très cher, si cher, cette sensibilité par laquelle le monde le brûle, mais où il puise, par je ne sais quel mystère qu’aucun journal ni tribunal n’est fait pour comprendre, la force de dire les choses autrement.

12 Commentaires

  1. Pour le Welmaster:
    Je voudrais m’abboner par RSS, mais SEULEMENT au blog de Moix et, eventuellelent, Arrabal. Est-ce qu’on peut le faire un jour? Je n’aime pas le flux collectif.

  2. Mon cher (et pauvre) Arthur,
    vous imaginez bien que je ne vous ai pas attendu pour lire Antunes. Quant à Vila Matas, c’est sans conteste un des plus mauvais écrivains contemporains.
    Bien à vous,
    Yann Moix

    • à parler de littérature, moi je préfère Pierre Guyotat à Yann Moix et Sylvia Plath à Christine Angot

    • voilà un excellent texte proposant une définition très juste – au plus juste – de ce qu’est la littérature et donc, ce qu’elle n’est pas……… En même temps que la définition colle au plus près de ce qu’est un roman, elle déroule un magnifique éloge à l’oeuvre de Christine Angot dont je suis une grande admiratrice. certains écrivent des livres; d’autres construisent, livre après livre, une oeuvre.
      très loin des fourmis …….
      Merci Yann pour cette réflexion que tu nous proposes
      amitiés
      Michelle

  3. Je suis d’accord avec cette hypothèse qu’avance Sophie.. tout ça c’est une histoire de lumière.
    Repartir dans l’ombre d’un homme après avoir régner dessus, ça doit mettre en colère.

    Bien sur, elle veut se faire connaître à travers christine angot.. mais j’ajoute, que l’avocat(e)
    de mademoiselle bidoit, n’est pas en reste non plus…

    Les avocats adorent les défis, les rocs, l’art de la parole et christine angot est un défi, un roc,
    l’art de la parole, dans son essence la plus authentique, la plus pure, la plus lumineuse.
    Quand on l’écoute parler, ou quand on la lit, tout devient plus clair.

    On a envie de se rapprocher de quelqu’un qui porte tout ça en soi. Approcher quelqu’un de lumineux
    ça doit etre quelque chose… et c’est pas non plus du défi de gnognotte que de se confronter à la christine..
    l’avocat doit jubiler… quelqu’un à sa mesure… tout le monde y retrouve son lot d’exitations… c’est très
    intéressant de regarder de plus près les bras droits, les complices… elise aurait pu trouver n’importe quelle
    clown d’avocat pour défendre l’absurdité de son cas (car ce procès est d’une débilité sans nom) parce qu’un
    rendez vous avec christine angot quand on aime les mots, ça se prend, quelque soit l’issue de la rencontre.

    Quand à elise, j’espère qu’un jour elle trouvera un moyen de vivre sans être sur le dos de quelqu’un.

  4. Mort de rire.
    Allez, Hélène, portez plainte contre Elise.
    Ou plutôt, Angot, écrivez-nous le dépôt de plainte d’Hélène.
    Bernard Werber serait l’avocat de la partie adverse. Il soutiendrait, en toute logique, que faire de la la littérature c’est créer des personnages fourmis et d’anges.
    Mais bon, ne prenons pas trop de risques et nommons Moi-X en tant que juge.
    La littérature doit sortir gagnante…

  5. C’est toujours un bonheur de lire des articles d’écrivain sur des écrivains.
    Du coup, c’est de la littérature pure. De la littérature dans les veines.

  6. Un tout petit monde que vous nous décrivez là, cet écrivain et ses putasseries ne nous intéressent pas. Vous nous parlez de la gnangnante alors qu’à Lisbonne, il y a Antonio Lobo Antunes. Lisez « Le cul de judas » et là vous prendrez une gifle, lisez « Le retour des caravelles » et vous verrez une ville respirer, battre comme un coeur prodigieux. En revenant vers la France, arrêter vous à Barcelone, et allez saluer Enrique Vila Matas, il vous donnera peut-être « Le mal de Montano » ou vous emmènera chez « Bartelby et compagnie ».

  7. Ce que veut Élise Bidule c’est être connue grâce à Angot.
    La grande vengeance d’Angot n’a pas été d’écrire sur Elise Machin mais d’avoir fait en sorte que son invention à elle existe d’avantage que l’inspiratrice.

  8. Très beau texte à propos de la vie – indépendante – des personnages.
    Pirandello aurait aimé vous lire, Yann Moix.