Aujourd’hui qu’un vent de révolte souffle sur l’ensemble du monde arabe, qu’il a déjà emporté Ben Ali et Moubarak, que le peuple libyen se bat contre un dictateur cruel et fou sans que l’on sache encore, à l’heure où ces lignes sont écrites, qui sortira vainqueur de ces sanglants affrontements, aujourd’hui que bien au delà du monde arabe, en Iran et jusqu’en Chine, les régimes totalitaires tremblent, on se prend à rêver. Et si cet immense vent de révolte signait la victoire de la démocratie, des droits de l’Homme, de la liberté de la presse, des élections non truquées et même, soyons fous, de l’égalité entre l’homme et la femme ? Oui, si les peuples opprimés hurlaient à toutes ces dictatures, à tous ces régimes prédateurs et corrompus un définitif : « Dégage ! » ? Quelle serait notre joie que souffle enfin, et d’abord dans le monde arabo-musulman, le vent de la liberté !

Pourtant, si les événements qui secouent actuellement le monde arabe suscitent le bonheur de les voir briser des tyrannies, ils attisent aussi notre peur qu’ils basculent dans l’islamisme et notre mauvaise conscience d’avoir si longtemps entretenu avec ces régimes des relations presque complices.

Il y a cependant quelque injustice à accuser les Occidentaux de collusion avec Ben Ali, Moubarak, Kadhafi et consorts comme si ces dirigeants étaient nos créatures, comme si, pour reprendre la formule célèbre de John Foster Dulles, c’était des salauds mais nos salauds ! Rien n’est plus faux. On peut certes accuser les Occidentaux d’avoir fait de la realpolitik, d’avoir tout vendu, y compris des armes à ces régimes infréquentables mais à la redoutable longévité. L’armée est au pouvoir en Égypte depuis près de 60 ans et le coup d’État des « officiers libres » était tout sauf pro-occidental, l’expédition de Suez en 56 et la guerre des six jours en 67 peuvent en témoigner. De même Kadhafi, y compris par les moyens les plus ignobles comme des actions terroristes contre des avions civils, n’a cessé de combattre les intérêts occidentaux malgré son ultime revirement visant à plus de « respectabilité ». Et puis, qui a vu venir cet immense événement ?

Pas la France assurément si l’on songe que juste avant que sonne l’heure, pour les congés de fin d’année, Alliot-Marie était en Tunisie, Fillon en Égypte et Guaino en Libye. Tiercé gagnant ! Décernons donc, sans hésiter, la palme de l’aveuglement au pays des droits de l’Homme. Mais enfin, qui ne remarque la prudence d’un Obama, ou les atermoiements d’un Ban Ki-moon ? Pourquoi tant de pusillanimité ? Trois exemples de nature très différentes en donnent une idée : en Égypte, et depuis sa naissance en 1928, la confrérie des Frères musulmans [1] aspire au pouvoir. Elle avait fait alliance avec Nasser en 52 pour renverser le roi Farouk, avant qu’une lutte à mort ne s’engage, et qui dure encore, entre la confrérie et l’armée. Que va-t-il sortir de la révolution égyptienne ? Le Bahreïn, où est basée la Ve flotte de l’US Navy, est le plus petit des États de la péninsule arabe. Il « est aussi celui qui a le plus d’affinités avec l’Iran, aussi bien par sa population, aux deux tiers chiite, que par son Histoire. » [2] Quant aux mouvements populistes européens en pleine ascension, il vont surfer sur les peurs qu’engendre en Europe du sud une arrivée massive d’immigrants venus de Tunisie, d’Égypte et de Libye. [3]

Notre bon sens nous dit que les peuples qui se révoltent aujourd’hui avec une telle force ne se jetteront pas dans les bras de l’islamisme, y compris sous sa modalité turque tant est incertaine la lutte que se livrent kémalistes et partisans de l’AKP [4]. Que les foules arabes, débarrassées de leurs tyrans, ne crieront pas : « L’islam est la solution ! », « Le Coran est notre constitution ! ». Que le régime des Talibans à Kaboul et celui des Mollahs à Téhéran leur ont ouvert les yeux. Et qu’ils vont se lancer dans cet immense défi : faire naître la démocratie dans le monde arabe. La seule existence de la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera constitue, de ce point de vue, un signe encourageant. Mais il se pourrait aussi que les choses tournent autrement. Il serait injuste, parce que contraire à la vérité des faits, de tenir les Occidentaux pour responsables de l’existence de régimes qu’ils n’ont pas choisi. Mais l’Histoire (« science du malheur des hommes » disait Queneau) se moque de la vérité et les immenses événements qui se déroulent sous nos yeux pourraient aviver la haine anti-occidentale des masses arabes. Les scénarios pessimistes ne manquent malheureusement pas de crédibilité.

Ainsi, les récentes manifestations à Tunis pour la fermeture des maisons closes sont-elles le signe d’une grande bataille pour la dignité des femmes ou plutôt les prémices d’une tentative de faire régner un ordre moral islamiste ? La réponse est dans la question. Dans un tout autre ordre d’idées, deux navires de guerre iraniens ont, pour la première fois depuis 1979, pénétré dans le canal de Suez pour passer en Méditerranée. Difficile d’interpréter ce singulier rapprochement entre l’Égypte et l’Iran comme un signe de détente dans la région… Quant au colonel Kadhafi, s’il promet à son peuple un bain de sang comme à Tiananmen, il croit si bien connaître nos tourments qu’il nous jure, la main sur le cœur, lutter contre Al-Qaida… Mais la ficelle du tyran est un peu grosse !

Pour comprendre ce mélange de joie, de peur et de mauvaise conscience qui habite le cœur et l’esprit des Occidentaux, il faut faire un détour par l’histoire (« avec sa grande H » disait encore Queneau) et se reporter vingt ans en arrière.

Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du bloc soviétique, un thème fit un temps flores, celui du « court XXe siècle » : 1914-1989. L’irruption d’un événement d’une telle ampleur vint rappeler à chacun que la stabilité du monde est une illusion que nous partageons tous. Mais « penser l’événement » pour reprendre les termes de Hannah Arendt, penser cet immense événement (ce qu’avait tenté de faire dès 1970 le dissident soviétique Andrei Amalrik dans « L’URSS survivra-t-elle en 1984 ? ») était une tâche impérieuse : vers quel monde voguions-nous désormais ?

À l’été 1989, Francis Fukuyama publiait dans « The National Interest » un article intitulé « La fin de l’Histoire ? » et qui donna lieu à un déluge de commentaires. La thèse de Fukuyama peut se résumer ainsi : après avoir vaincu le nazisme et le communisme, les deux grands totalitarismes du XXe siècle, la démocratie libérale a définitivement triomphé de ses ennemis. La contradiction, moteur de la dialectique, n’a plus de grain à moudre. Hegel avait certes manifesté trop d’empressement en affirmant que l’Histoire avait pris fin avec la victoire en 1806 de Napoléon à Iéna et, à travers cette victoire, avec le triomphe des idéaux universels de la Révolution française. Mais cette fois on y était ! Et Fukuyama d’ironiser : « Si M. Gorbatchev était évincé du Kremlin ou si un nouvel ayatollah proclamait, du fond de quelque capitale désolée du Moyen-Orient, l’avènement du règne millénaire, les mêmes commentateurs se bousculeraient pour annoncer une nouvelle ère de conflits. » [5]

Fukuyama affirmait, au contraire, que « le triomphe de l’Occident, de l’idée occidentale, éclate d’abord dans le fait que tout système viable qui puisse se substituer au libéralisme occidental a été totalement discrédité » et terminait son article en évoquant « la perspective même des siècles d’ennui qui nous attendent » après la fin de l’Histoire…

Quatre ans plus tard, à l’été 1993, Samuel Huntington publiait dans « Foreign Affairs » un article lui aussi muni d’un point d’interrogation : « Le choc des civilisations ? » [6], titre emprunté à l’islamologue Bernard Lewis, et qui, lui aussi, suscita des torrents de commentaires. Rien n’était plus éloigné de l’optimisme hégélien de Fukuyama que le pessimisme « spenglerien » de Huntington. Sa thèse fit, d’emblée, et plus encore après le 11 septembre 2001, l’objet d’un contresens radical. Car loin d’appeler à ce « clash » qu’il prophétise, Huntington le redoute par dessus tout.

Il insistait sur la montée en puissance de la haine anti-occidentale portée en particulier par l’islamisme radical. Loin de penser que l’Histoire avait pris fin avec la victoire des Occidentaux  sur l’empire soviétique, Huntington constatait que de nouveaux acteurs, le fameux BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine), émergeaient. Puisant dans la démographie,  la géographie,  l’histoire, en particulier l’Histoire religieuse, il affirmait que la domination du monde échappait aux occidentaux confrontés, de plus, à des défis immenses comme l’intégration des populations d’origine extra européenne ou la gestion des flux migratoires.

Ce que craignait Huntington, c’est que les nouvelles formes d’affrontements ne concernent plus des nations mais des civilisations. Il pensait d’abord à l’islam dont il disait que les frontières étaient sanglantes. Des conflits ou des guerres dans lesquelles des musulmans étaient en contact avec des populations non musulmanes existaient presque partout. Il affirmait aussi que la démocratie, la « dictature de la majorité » comme l’appelait Tocqueville, suscitait des gouvernements anti-occidentaux dans bien des régions. Dans le monde arabo-musulman, le choix était fort simple : soit des dictatures pro-occidentales soit les islamistes au pouvoir après des élections démocratiques. Ce qu’il préconisait aux Occidentaux, c’était d’agir avec modestie et prudence, d’éviter de trop se mêler des affaires du monde y compris au Proche-Orient, de renoncer à faire des valeurs occidentales de liberté, de démocratie, de droits humains des valeurs universelles. Car les autres civilisations ne pourraient interpréter cette volonté que comme une forme d’impérialisme. Bref, de faire profil bas.

Ainsi deux grandes interprétations du monde à venir étaient nées après que le communisme fut devenu un « astre mort ». Frontalement opposées : optimisme universaliste d’un côté, pessimisme relativiste de l’autre. Et dans le cerveau de chaque occidental, cohabitent ces deux visions : un hémisphère cérébral pour Fukuyama, l’autre pour Huntington. Notre réaction, joie et peur mêlées, devant les événements qui secouent le monde arabo-musulman, relève de cette schizophrénie.

Vint le 11 Septembre. On aurait pu croire qu’il signait la victoire (amère) de Huntington. Il n’en fut rien. Et les interventions occidentales dominées par les États-Unis en Afghanistan puis en Irak furent interprétées comme une victoire des néo-conservateurs dont Fukuyama, sans s’être jamais revendiqué de ce courant, était proche. L’honnêteté voudrait que l’on n’impute pas aux « néo-con », en tout cas pas à eux seuls, le fiasco irakien. Car s’ils n’étaient pas hostiles à l’idée d’imposer la démocratie par les armes, il fallait ensuite, selon eux, tout mettre en œuvre pour construire un État démocratique (« nation building ») à l’instar de ce qui avait permis, après la défaite du nazisme et du Japon impérialiste, de faire de ces deux pays des alliés de l’Amérique. Mais c’est le « wilsonisme botté » (Pierre Hassner) d’un Donald Rumsfeld qui l’emporta (6). Et, au grand désespoir des néo-conservateurs, la construction d’un État démocratique en Irak était bien le dernier de ses soucis.

Comment construire une politique lorsque l’on oscille ainsi entre Fukuyama et Huntington ? On a envie de répondre : tâche impossible ! Certes, les chancelleries vont faire un effort et renouer des liens avec les sociétés civiles de ces pays trop longtemps délaissées. C’est le moins qu’elles puissent faire. Lorsque Kadhafi est arrivé au pouvoir, voilà trois mois que Pompidou était Président de la République… La « stabilité » des dictatures donne assurément de mauvaises habitudes. C’est avec un bien maigre bagage que les Occidentaux vont aborder les changements majeurs qui se dessinent. Entre la fidélité à ses valeurs et les dures réalités (en dehors desquelles il n’y a pas de politique qui vaille, pour paraphraser De Gaulle), la voie est étroite. Notre premier devoir est donc de comprendre et de faire comprendre pourquoi notre inquiétude est si près de notre joie.

[1] Je renvoie au livre de Paul Berman « Les habits neufs de la terreur », Hachette littérature, 2004 avec une préface de Pascal Bruckner et, en particulier, aux pages qu’il consacre à Sayyid Qotb, penseur de l’islamisme, pendu par Nasser en août 1966.

[2] Dictionnaire de géopolitique sous la direction de Yves Lacoste, Flammarion, 1993.

[3] On peut se contenter de dénoncer ces peurs, quelque déplaisantes qu’elles soient, ou d’en rire, sauf, comme disait Brecht « à dissoudre le peuple et à en élire un autre ». Bref, il serait politiquement suicidaire de ne pas les prendre au sérieux.

[4] AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi), Parti pour la justice et le développement (Turquie).

[5] Francis Fukuyama, « La fin de l’histoire ? », Commentaire n° 47 pour la traduction française, automne 89, p. 457-469.

[6] Samuel Huntington, « Le choc des civilisations ? », Commentaire n° 66 pour la traduction française, été 1994, p. 238-252.

[7] Pierre Hassner et Justin Vaïsse, « Washington et le monde », CERI/Autrement, 2003.

4 Commentaires

    • Je ne redoute pas la « radicalisation »en tant que telle. A l’heure où j’écris ces lignes quelques heures nous séparent de la position du Conseil de Sécurité sur la Libye et j’espère bien qu’ils auront le courage de prendre une décision « radicale ». Si la « responsabilité de protéger » a un sens, alors il faut intervenir avant le bain de sang que Kadhafi a promis et qui semble bien avoir commencé dans les villes qu’il a reconquises. Il est possible que ses récentes menaces terroristes se retournent finalement contre lui mais chaque jour qui passe est un jour perdu.

  1. Et pour enchaîner sur la conclusion de ce remarquable essai, je pourrais soutenir que nous ne sont pas près d’une seule joie, car l’inquiétude des peuples n’est pas prête à s’arrêter aujourd’hui ou en cours de route et pour certains à tout son début. L’événement de la liberté parmi les peuples reconnue comme valeur universelle n’est appréciable ni appréciée que par une partie de l’humanité. Pour l’autre qui manque à l’appel elle reste encore un rêve. Elle est néanmoins inévitable comme l’a été notre évolution. Rendez-vous est donc pris pour un de ces jours de ce siècle qui concernera les peuples arabes encore sous l’idéologie islamiste, les peuples chinois sous le double totalitarisme de l’Etat communiste et de l’Etat capitaliste et tous sans liberté. C’est presque la moitié de la population mondiale qui ne peut pas se dire libre de leur vie, de leur pensée, de leur dignité. Et une fois que tout cela sera arrivé ? End of History ? End of civilisation ? Pourquoi voulons nous mettre à tout prix une limite à notre liberté de concevoir des autres systèmes ? N’est-il pas là une véritable contradiction de cette universalité ? Il suffirait de prendre en compte les conditions externes, matérielles, qui nous serons allouées pour réaliser votre vie et s’apercevoir des difficultés à maintenir sans modifications le mode actuel de consommation et de développement. Comment la liberté, qui est dans nos gênes, pourra coexister avec la pénurie des ressources. Le mot « end » nous fait peur car s’il y a une limite il ne nous reste que deux possibilité : un retour en arrière ou la fin tout simplement. Or cela est tout simplement contraire à notre intelligence.

    • L’objet de mon papier était de convoquer deux grandes interprétations issues de la fin du monde bipolaire et de les confronter à un évènement de très grande ampleur : les révolutions dans le monde arabe. Pour le reste, Fukuyama n’a jamais parlé de « fin » tout court. Il se situait dans la perspective hégélienne de la « fin de l’histoire » et même s’il évoque ironiquement les siècles d’ennui qui nous attendent, ce ne serait pas pour autant la fin de la vie ni même la fin de la lutte contre les catastrophes naturelles comme le montre la terrible tragédie japonaise.