Le plus grand recensement du monde.

Après celui d’il y a dix ans, le nouveau recensement de la population indienne est en train de s’achever. Commencé en avril 2010, il donne le vertige : 2,5 millions de fonctionnaires ont visité chaque maison, noirci onze millions de tonnes de papier, et les résultats tomberont les uns après les autres pendant les deux prochaines années. Pour la première fois, chaque citoyen de l’Inde aura une puce d’identité ; on ne rencontrera plus d’Indien qui, comme mon ami Harbans, ne sait pas exactement s’il a 70, 72 ou 74 ans.

Pour la première fois, aux côtés des milliers de castes qui composent le vaste système indien, les transsexuels seront décomptés comme tels, ce qui permettra, notamment, de connaître le nombre exact des eunuques, les hijras, familiers de la vie quotidienne en Inde, représentatifs d’une tradition millénaire qui fait d’eux des voyants qui bénissent, ou maudissent si on les néglige ou si on ne leur donne pas leur dû dans les cérémonies familiales. Pour la première fois, on connaîtra les conditions d’hygiène de la population de l’Inde, ce qui n’est pas un luxe dans un pays où l’eau potable n’existe qu’à condition d’acquérir à prix d’or une technique de filtrage extrêmement coûteuse, sans parler de l’accès à l’eau en général – voilà qui me fait penser au recensement des salles de bains dans les foyers français dans les années soixante, qui s’avéra désastreux pour l’hygiène de notre pays, mais qui changea les mœurs de notre propreté collective.

Mais ce recensement n’a pas été sans mal dans les zones tenues par les naxalites. Les naxalites, qui sont des maoïstes et qui tiennent leur nom du village bengali où ils sont apparus pour la première fois il y a déjà fort longtemps, constituent aujourd’hui le problème de sécurité numéro un. Barrages, attentats, enlèvement, militants des deux sexes armés et sans frayeur. Récemment, ils ont enlevé un collecteur d’impôts heureusement relâché peu après – il y a trois jours – et qui ne s’est pas plaint de sa condition d’otage, bien au contraire. Leur zone d’action est devenue considérable : une partie du Madhya Pradesh, de l’Orissa, du Bengale, du Chattisgarh, sans compter les états du Nord-Est de l’Inde, cela fait presque un tiers de l’Inde et c’est un problème extrêmement sévère si on se souvient que les maoïstes sont venus à bout de la monarchie népalaise avec succès. Certes, l’Inde a souvent été confrontée à des dissidences internes d’une extrême gravité, comme le terrorisme sikh des années 80 dont elle est venue à bout, mais comme on s’en souvient, il a coûté la vie à Indira Gandhi en 1984, et le terrorisme des Tigres tamouls a pris la vie de son fils Rajiv moins de dix ans plus tard, en I991. L’Inde s’en est remise, mais le prix à payer fut lourd : 3000 sikhs furent massacrés à Delhi dans la nuit qui suivit l’assassinat d’Indira, et ce pogrom reste encore impuni aujourd’hui.
Dans certaines zones Naxalites, les actuels enquêteurs gouvernementaux pour le recensement national ont été priés de faire preuve d’inventivité pour avoir accès aux sources d’information, entendez les citoyens indiens souvent « tribals », c’est-à-dire autochtones, et inaccessibles à cause des troubles. Alors les enquêteurs ont œuvré. Qui avec des jingles enregistrés diffusés à très grande puissance, qui en utilisant des danseurs locaux donnant des représentations populaires, qui en infiltrant tant bien que mal des agents dûment rémunérés – on verra le résultat, mais il y aura sans doute des trouées dans le vaste tissu indien.
Combien d’Indiens ? On ne sait pas encore. Plus que la Chine ? À quelques centaines de millions près, c’est possible. Plus d’un milliard, sans aucun doute. Si sur le plan international cette réponse n’est pas sans importance, ce n’est sans doute pas ce qui comptera le plus. Ce qui peut compter davantage, ce sont les conditions réelles d’existence des Indiens qui vivent sous le seuil de la pauvreté qui, selon le Premier ministre actuel, représentent près de la moitié des citoyens. Leur nourriture quotidienne, leur accès à l’eau, leurs conditions sanitaires, leur accès à l’école, leur alphabétisation, la façon dont leurs femmes sont traitées dans un pays en proie à un « foeticide »généralisé (l’expression est du Premier ministre en personne pour désigner les avortements sélectifs de fœtus féminins, alors qu’ils sont rigoureusement interdits), voilà ce qui comptera. Le nombre ? Il est énorme. Les chiffres en Inde sont toujours vertigineux.
Et le plus stupéfiant, c’est qu’en dépit des obstacles majeurs qui freinent le développement des personnes, ce pays est depuis son indépendance une vraie démocratie. Alors oui, le chiffre global des Indiens comptera aux yeux du monde s’il égale ou s’il dépasse la Chine, car là sera la différence majeure : l’Inde, elle, est démocratique. Sacré bazar, anarchie fonctionnelle, gigantesque cohue, mais nulle part ailleurs on n’aura tenté un recensement aussi vaste, aussi détaillé, aussi profondément progressiste. C’est à cause de cette vaillance qui s’observe aussi dans la vie quotidienne de chacun que j’aime tant ce pays.

2 Commentaires

  1. Sublime texte. J’ai l’impression d’être un peu du voyage…
    Je prépare mon séjour en vous lisant.