En regardant Jodhaa Akbar, film à grand spectacle sorti voici deux ans en Inde, je me suis demandée si la structure du « hindi movie » ne s’apparentait pas à celle de l’opéra romantique européen du dix-neuvième siècle, ceux de Donizetti, Bellini, Rossini et Verdi.

D’abord, le film bollywoodien, et au-delà les films produits dans toute l’Inde, développe une longue intrigue fluctuant entre la tragédie et le ballet, qui, comme dans l’opéra romantique, est une impérieuse obligation sans relation directe avec la narration. Jodhaa Akbar relatant l’histoire du mariage du Grand Moghol, conquérant musulman, avec une princesse hindoue, le ballet nous montre les sujets, les soldtats et les troupes invitées célébrant la grandeur du souverain dans une hallucinante parade militaire dansée, guère plus plausible, et aussi ravissante que les danses mauresques des dames à la cour de Philippe II, roi d’Espagne dans le Don Carlo de Verdi.
Ensuite, les caractères des personnages des « hindi movies » sont aussi typés que les tessitures des voix à l’opéra. Dans Jodhaa Akbar, une méchante femme, voix de mezzo (la nourrice), un amoureux trahi, voix de ténor, toujours voué à la mort (l’ex- fiancé hindou de Jodhaa), le père terrible, voix de basse (le vieux chef militaire qui protégea l’enfance du futur Akbar), et bien entendu, au centre du jeu, le couple du baryton (Akbar, jeune et beau) et de la soprano (Jodhaa, la sublime et un peu inexpressive miss Ray, celle qu’on a vu épouser un peuplier). Ainsi campés, reconnaissables instantanément, ces figures font tourner la boutique, ici du film, là de l’opéra.
Enfin, comme dans la plupart des opéras à l’exception des russes slavophiles, les libertés prises avec la vérité historique sont sidérantes. Dans Don Carlo, le héros est un infant superbe et humilié, amoureux de sa jeune belle-mère et payé en retour, alors que selon la vérité historique, le malheureux infant était un infirme hargneux et cruel que son père fit enfermer pour mettre fin à ses tueries. Dans Jodhaa Akbar, tout se passe comme si Akbar n’avait eu qu’une seule épouse, alors qu’il en eut une bonne demi-douzaines, souvent des hindoues, mais pas exclusivement. Spécialiste de l’histoire des Moghols, mon ami Harbans, consulté par le réalisateur du film, eut beau certifier qu’aucune des épouses d’Akbar ne s’appelait Jodhaa, il ne fut pas écouté. Des millions de petits Indiens seront à jamais convaincus que le Grand Moghol eut une seule épouse hindoue dont le nom restera Jodhaa, la belle aux yeux d’émeraude.
Mais comme à l’opéra, le grain de vérité s’impose. Dans Don Carlo de Verdi, il est exact que l’infant infirme fut fiancé à Élisabeth de Valois avant que Philippe II, son père, décide d’épouser lui-même la princesse de France, gage de paix du traité de Cateau-Cambrésis. Dans Jodhaa Akbar, le message reste vrai : Akbar fut, en effet, suffisamment tolérant pour épouser des hindoues, leur laisser la liberté de prier leurs dieux à leur guise, abolir la taxe sur les pèlerinages hindous, insupportables pour le peuple de l’Hindoustan, consultant les religieux de nombreuses obédiences, jaïns, bouddhistes, oulémas, soufis, jésuites portugais, pour les renvoyer tous à la fin et bâtir une religion nouvelle infiniment œcuménique dont il fut le premier célébrant.
Si cette phase finale n’est qu’esquissée dans le film, elle véhicule un message politique on ne peut plus contemporain : la cohabitation entre musulmans et hindous exista pendant plus d’un siècle à l’époque d’Abkar et de ses héritiers, jusqu’à ce qu’Aurangzeb, à la quatrième génération, devienne un musulman rigoriste qui rétablit la taxe maudite, détruisit de nombreux temples hindous et fit régner la terreur sur le peuple de l’Inde. Le nom d’Aurangzeb sert aujourd’hui de prétexte aux actuels extrémistes hindous, ceux qui veulent ôter aux musulmans et aux chrétiens la citoyenneté indienne et instituer l’Hindutva, le vrai royaume hindou réservé aux hindous et aux religions nées en Inde (bouddhisme, jaïnisme, sikhisme). Mais le nom d’Akbar, lui, en appelle à la tolérance œcuménique et sous cet angle, Jodhaa Akbar est un très grand film. Il ne faut pas négliger ce genre de signifiants présents dans les représentations populaires : Va pensiero, la plainte des Juifs déportés à Babylone dans le Nabucco de Verdi, servit d’étendard aux indépendantistes italiens au dix-neuvième siècle et c’est avec un aria de révolte dans un opéra aujourd’hui oublié, La muette de Portici, que naquit le royaume de Belgique, mettant fin à la domination des Nassau en 1831. Sitôt l’aria fini, les spectateurs sortirent de l’Opéra fous de colère et l’émeute surgit, inattendue.

Un commentaire

  1. Merci pour vos carnets de voyage qui nous transmettent tant d’exotisme! Article intéressant, si ce n’est la réduction de l’opéra européen du XIXe au seul Bel Canto… que faire alors des romantiques allemands, de l’opéra français, des compositeurs slaves… et j’en passe? Une belle analyse quand même 🙂