Dans son livre L’Hindouisme traditionnel et l’interprétation d’Alain Daniélou 1, que sous-tend une profonde connaissance de la culture traditionnelle hindoue, Jean-Louis Gabin nous convie à une relecture fort critique de la pensée de Daniélou sur l’Inde, à travers une analyse de ses confusions relatives à Swâmî Karpâtrî, comme de ses positions traditionalistes ou de ses interprétations souvent fallacieuses de la mystique hindouiste par rapport notamment à ce symbole artistique et religieux qu’est le linga, l’une des plus puissantes représentations qui soit de Shiva. Autant dire que Jean-Louis Gabin nous entraîne dans un périple politico-religieux mais aussi spirituel éclairant et fort enrichissant.

D’emblée, je veux néanmoins rappeler un fait historique. L’hindouisme n’est pas la seule grande tradition religieuse qui puisse se prévaloir d’avoir ses origines dans la haute antiquité, comme le dit dès les premières pages Jean-Louis Gabin. Ce serait un peu vite oublier le tout petit peuple juif, qui ne fait sans doute pas le poids à côté des huit ou neuf cent millions d’Hindous. Mais oui, le judaïsme partage avec l’Inde hindoue, avec l’hindouisme proprement dit, un lien quasi intrinsèque, matriciel, parce que l’un et l’autre sont d’une part, les deux seules religions du monde antique à avoir survécu à 5 000 ans d’histoire, et d’autre part, les deux seules aussi à avoir fait naître des maîtres incomparables comme Buddha et Jésus, fondateurs de deux nouvelles religions (ou : d’une religion et d’une spiritualité vécue comme une religion) devenues universelles, plus qu’elles-mêmes, puisque demeurées jusqu’à aujourd’hui deux traditions portées par deux peuples aux visées nationales – parfois malheureusement nationalistes, car elles sont toutes deux universelles dans leur fondement même.

Pour revenir au livre qui nous occupe ici, disons les choses simplement. Au regard de J.-L. Gabin, Daniélou est un imposteur sur ces points essentiels. D’ailleurs, le très célèbre Mahant Veer Bhadra Mishra, grand prêtre du temple Sankat Mochan de Bénarès (Varanasi) et scientifique reconnu internationalement pour son action en faveur de la dépollution du Gange, actuellement professeur d’ingénierie civile à la célèbre Banaras Hindu University (à ne pas confondre avec la Sampurnanand Sanskrit University ou Université sanskrite de Bénarès – dont André Malraux fut, je crois, le premier français à en avoir été docteur honoris causa), et pour ce qui nous occupe, préfacier du livre, atteste d’abord les thèses, ensuite l’analyse des antithèses et enfin les synthèses de Jean-Louis Gabin. Ce parrainage prestigieux est à lui seul un gage et un témoignage du sérieux des analyses défendues ici avec passion par l’auteur de ce livre.

L’essentiel du travail approfondi (peut-être trop approfondi pour les non-spécialistes de ces questions pointues touchant à la politique et aux partis ou mouvements traditionalistes hindous) dont témoigne ce livre, tourne autour de ce grand sage, Swâmî Karpâtrî (1907 – 1982), qu’a connu Alain Daniélou et qui fut un ami du Mahant Veer Bhadra Mishra, devenu l’un des continuateurs de son œuvre. Le Mahant travailla directement avec le Swâmî de 1970 à sa mort. Il est donc un témoin essentiel de ses thèses et de ses options politiques.

Daniélou parlant de Swâmî Karpâtrî n’a rien fait d’autre que de commettre une lourde erreur sur ces allégeances politiques en se trompant sur le nom du parti qu’il avait fondé, ce qui est problématique et préjudiciable à ses engagements politiques et spirituels. L’erreur se situe à la marge de ce qui sépare l’orthodoxie traditionnelle et l’extrémisme nationaliste (fondamentalisme). La différence est donc entre deux partis : le Jana Sangh (Union du Peuple) opposé au Congrès national de Gandhi et Nehru.

Le Jana Sangh était l’émanation d’une organisation « culturelle » et sociale ultranationaliste créée dans les années 1920, le RSS (Rashtriya Swayam Sevak Sangh, Association des volontaires nationaux), dont l’un des dirigeants, Golwalkar, glorifiait sans détour l’Allemagne nazie qui avait « choqué le monde en purgeant le pays des races sémitiques, la fierté de la race juive s’étant manifestée là à son comble », ce qui constituait « une leçon à méditer de manière à en tirer profit pour nous en Hindustan » comme Gabin le mentionne dans son livre, p. 53.

La filiation directe entre RSS et Jana Sangh est d’ailleurs soulignée par Christophe Jaffrelot : « Le RSS a créé un parti à l’occasion des premières élections générales de 1951-1952. Son nom, Association du peuple indien (Bharatiya Jana Sangh, BJS), traduisait alors sa volonté de ne pas s’enfermer dans un label purement hindou. » (« L’Inde entre les mains du nationalisme hindou » in Le Monde diplomatique, juin 1998). Donc, le RSS, le Jana Sangh (BJS) et le BJP sont des mouvements et des partis nationalistes apparentés, opérant une instrumentalisation politicienne de l’hindouisme – que l’on peut qualifier de fondamentaliste, alors que le Ram Rajya Parishad de Swami Karpatri était un parti traditionaliste (et non nationaliste) fondé par des religieux pour défendre les valeurs de l’Inde éternelle contre la fascination de Nehru et du Congrès pour le collectivisme soviétique. La difficulté, c’est que le sigle « RSS » est facilement confondu depuis l’Europe avec le Ram Rajya Parishad de Swami Karpatri – qui d’ailleurs n’existe pratiquement plus aujourd’hui.

Avouons donc que nous sommes nous-mêmes un peu perdus, étant donné que Christophe Jaffrelot semble contredire les propos de Gabin, à moins qu’ils aient tous les deux raison comme dans les controverses talmudiques – et nous croyons volontiers que dans les « disputations » brahmaniques, il en va de même. Sur ce plan d’ailleurs, tous les partis politiques, quels qu’ils soient, ont su au moins acquérir en commun, avec un certain génie, il est vrai (fréquent dans la pensée talmudique), l’art de la contradiction sans fin. Bref, entre le RSS et le Jana Sangh, nous ne sommes pas en mesure de faire la part des choses.

La question du sens profond, absolu du linga et la question sexuelle (qui lui est liée) occupe la plus grande part de la seconde partie du livre, mais là encore ou là surtout, l’interprétation d’Alain Daniélou est souvent fort éloignée de la « vérité » prônée par l’hindouisme, bien que l’hindouisme comme toutes les grandes spiritualités, est lui-même composé de nombreuses écoles, les unes mettant l’accent sur telle ou telle notion comme le linga, l’advaïta (non-dualité) et d’autres, sur la mystique érotique, le karma, l’ahîmsa, etc… Pour ces questions liées au primat de la sexualité ou au culte du linga comme n’étant rien d’autre qu’un symbole phallique (même si le symbole est indéniable), Jean-Louis Gabin, textes à l’appui des lois de Manu, rétablit sa vérité et sans doute une part de la vérité. En particulier, lorsqu’il s’agit des règles de vie du bramacharî, étudiant brahmane, il est indéniable que la morale sexuelle le concernant est des plus strictes : que la cohabitation lui est interdite autant que l’épanchement de semence. Il vit dans l’abstinence le temps de sa formation. Dans L’Erotisme divinisé autant que dans Les Quatre sens de la vie, Alain Daniélou réinterprète selon ses propres passions homosexuelles bien connues, les textes de la tradition dans un sens fallacieux.

Toutefois, l’érudit qu’est Jean-Louis Gabin, s’il est clair et convainquant sur beaucoup de questions, l’est moins à propos du linga voulant n’en faire qu’une symbolique mystique dénoué de toute connotation phallique. En effet, Dionysos n’est pas Shiva, contrairement à ce que tentait de prouver dans son livre (Dionysos et Shiva) Alain Daniélou, mais le linga demeure dans l’hindouisme un immense symbole lié à Shiva et vouloir le réduire à une signification mystique épurée de toute signification sexuelle serait une erreur non moins profonde, qui est de toutes les façons contradictoire avec tant de textes majeurs de l’hindouisme, œuvre des plus grands maîtres.

Il n’en demeure pas moins, là encore, que Jean-Louis Gabin propose aujourd’hui ce qui est sans doute la meilleure étude critique des thèses d’Alain Daniélou et qu’il nous permet dans le même temps de découvrir l’un des grands Swâmî de l’époque contemporaine, Swâmî Karpâtrî.

1. Editions du Cerf, L’histoire à vif, 585 pages, 45 €.