En décembre 2010, le mois même où, un peu partout dans le monde, à Paris, bien sûr, mais aussi à New York, à Berlin, à Vienne, à Londres, à Tanger, était célébré l’anniversaire du centenaire de Jean Genet, une polémique éclatait à propos de quelques pages du dernier livre de Tahar Ben Jelloun, Jean Genet, menteur sublime. Lancée par une « tribune » de Ghislain Uhry dans Libération, appuyée, développée et commentée par Pascal Bacqué sur le site Internet de La Règle du jeu, une accusation était portée contre Tahar Ben Jelloun, soupçonné de s’être inventé « une chimérique collaboration » dans la rédaction du scénario La Nuit venue, d’avoir voulu « refaire le film de Jean Genet », d’avoir « instrumentalisé » un mort, bref d’avoir proféré un « mensonge » non sublime. Pour quelles obscures raisons ? Par « bêtise humaine » et « furieux besoin d’exister », affirment ses opposants.

Qu’en penser ? D’abord ceci : même si Ghislain Uhry, collaborateur indiscutable de Jean Genet dans ce projet, a tout à fait raison de souligner la place-charnière qu’aurait eue La Nuit venue dans l’aventure littéraire de Genet, l’enjeu de ce différend autour d’une participation, effective ou  non, à un film qui n’a jamais été tourné, semble quelque peu dérisoire. Les quatre versions du scénario, qui figurent dans les archives du fonds Genet à l’IMEC (en partie grâce à l’apport de Ghislain Uhry), sont certes loin d’être inintéressantes. Elles témoignent de l’importance du travail consacré au projet mais elles ne sont que la trace d’une œuvre dont seul le film aurait pu rendre entièrement compte.

Mais, même si on prend l’ « affaire » au sérieux, il faut le dire clairement, rien n’indique que Tahar Ben Jelloun se soit, comme il lui est reproché, « attribué de façon abusive un rôle dans l’élaboration de ce projet ». Genet aurait-il sollicité deux ou plusieurs collaborations simultanées pour le film ? Ce serait mal le connaître que de penser qu’il en aurait été incapable. Mais ce ne fut apparemment même pas le cas : à regarder de près les dates évoquées, il semble bien que tout repose sur un malentendu.

Reprenons les choses à leur début. Le projet initial du film naît vers la fin de 1975. Genet conçoit d’abord tout seul un synopsis, puis, en janvier et février de 1976, rédige une première version du scénario, intitulée alors Le Bleu de l’œil. La collaboration effective avec Ghislain Uhry ne commence qu’au début de l’été 1976. Or, c’est en mars que Tahar Ben Jelloun est sollicité par Genet. Que celui-ci ait pu demander à l’auteur de m>Hourouda dont il avait soutenu la publication et qu’il voyait alors régulièrement, de l’aider à développer une fiction dont le personnage principal est un jeune Marocain, ne parait pas irréaliste – sentiment partagé également par Jacky Maglia, légataire universel de Genet. De plus, si on lit attentivement les pages que Tahar Ben Jelloun consacre à ce scénario, on voit bien qu’il ne s’attribue que deux fonctions, relativement modestes, dans la rédaction : d’une part écrire « sous la dictée de Genet » et recopier « ce qu’il avait rédigé la veille », d’autre part « jouer les conseillers ethnographiques » et « écrire les dialogues en dialecte marocain ». Cela n’empêchera pas Genet, trois ou quatre mois plus tard, de se tourner vers Ghislain Uhry qui présentait l’avantage de posséder plus d’expérience dans le champ cinématographique (il avait travaillé avec Louis Malle) et d’être mieux introduit dans les milieux du spectacle. Avec Ghislain Uhry qui  le mettra en relation avec le producteur Claude Nedjar, la collaboration s’étendra sur plus de dix-huit mois avant que le projet ne tourne court en janvier 1978.

L’étonnant dans cette histoire est surtout que Tahar Ben Jelloun et Ghislain Uhry n’aient jamais entendu parler l’un de l’autre dans le cadre de ce film – ce qui est sans doute à l’origine de ce petit litige. Mais Genet, on le sait, préférait traiter isolement avec chacun de ses interlocuteurs et les mettait rarement en rapport. Les souvenirs de Tahar Ben Jelloun peuvent être lacunaires ou imprécis – il orthographie mal le nom du producteur, il se trompe souvent sur les dates – mais son propos n’est pas historique. On peut apprécier ou contester le portrait général qu’il fait de Genet, mais ses souvenirs, exacts ou flous, lui appartiennent et on ne saurait lui reprocher, d’avoir tenté d’usurper une position pour « exister » ou se mettre en valeur. Tahar Ben Jelloun n’en a pas spécialement besoin : son livre sur Genet se vend mieux que les livres de Genet.

Quant au scénario de La Nuit venue que l’on peut espérer voir un jour publié, rappelons malgré tout que si Tahar Ben Jelloun a pu, un moment, se voir chargé de la rédaction en arabe des dialogues et Ghislain Uhry de la co-réalisation du film, il n’a jamais eu, dans l’esprit de Genet, qu’un seul auteur : lui-même.