Ainsi, la chose arrive : juristes et internautes technophiles s’associent pour avoir la peau d’un écrivain.

Car il s’agit bien de cela quand on a la volonté de mettre en péril économiquement l’œuvre d’un artiste.

Sous prétexte que l’auteur de La carte et le territoire s’est servi de certains passages de l’encyclopédie Wikipedia, libre et en ligne, pour la construction de ce livre, c’est l’ensemble de son œuvre qui devrait pouvoir circuler librement sur le net pour être en ordre avec une juridiction imposée par les tenants du « libre ».

L’affaire prêterait à rire si elle en restait aux intentions joueuses de quelques esprits mal tournés dans lesquels la frustration rivaliserait avec la malveillance ; elle serait une farce, si elle n’embrayait pas une foule de petits malins qui pensent tenir une revanche sur l’arrogance du grand art.

Car les roublards sont passés à l’acte et ont, en effet, mis en ligne, gratuitement, le dernier livre de Michel Houellebecq.

Juridiquement, il me semble qu’il ne devrait pas être si difficile d’établir qu’on ne parle pas de la même chose, qu’on ne peut appliquer des critères technologiques de jugement (aussi bien intentionnés soient-il dans leur propre sphère d’activité) à une œuvre d’art qui, par définition, échappe au calibrage des outils en vigueur au sein d’une société donnée. J’aurai juste la tentation, un instant, de porter à la limite le raisonnement de ces piètres avocats des systèmes d’exploitation libre. Imaginons que Houellebecq ait écrit son dernier roman (ce qui est possible, je l’ignore), avec un traitement texte libre d’exploitation (pas word, donc, pour faire simple). Il devrait alors, si l’on suit jusqu’au bout le raisonnement qu’oblige cette Licence Creative Commons, mentionner la paternité du système d’exploitation qu’il a utilisé (son créateur) et dire de quelle manière il a fait usage de ce traitement de texte pour que tout le monde demain puisse réécrire ou modifier La carte et le territoire. On voit bien où ce raisonnement par l’absurde conduit et la réduction, finalement, que l’on peut opérer à une si idiote distinction de contenant et de contenu. Ces gens-là, piètres métaphysiciens, n’auraient-ils lu que le titre du livre ?

Plus fondamentalement, on le voit, c’est à ça que veulent arriver ces gens, à une tentative d’alignement juridique et technologique qui empêcherait la singularité la plus libre de s’exprimer en étant parée des meilleurs intentions, des idées de partage et de création collective. Plus fondamentalement, encore, ils dessinent l’endroit d’un monde invivable et infernal qui par le doux vocable « Libre » prépare la plus suffocante des censures, la multiplication des regards qui convergent vers un même centre, en bref, annonce une misère et un enfer réunis du règne du « collectif ».

L'Urinoir de Duchamp
L’Urinoir de Duchamp

Michel Houellebecq a pris acte du constat cinglant de Benjamin sur l’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique — d’où l’on pourra certainement tirer une explication de sa sèche mélancolie. Par là, il a repris les devants et a été sur le terrain même des « reproductivistes », appelons les ainsi, en n’ayant pas peur d’aller sur le terrain de la perte, où les auteurs ne sont plus qu’un maillon d’une chaîne. Wikipedia n’est pas une œuvre, wikipedia, n’a jamais eu, n’aura jamais, ce que Benjamin a appelé l’ « aura ». Et Houellebecq d’avoir su en jouer, d’avoir même fait à Wikipedia ce formidable cadeau qui est de l’avoir fait entrer un instant dans le monde des oeuvres et de l’art, d’avoir voulu chercher l’ « aura » dans les mots les plus plats et sobres d’une encyclopédie en partage. On ne peut pas faire comme si l’urinoir de Duchamp n’avait jamais existé.

Et puis, en contrepoint, il me plaît de me rappeler ce que Jean-Jacques Schuhl m’avait confié un jour alors que venait de paraître « Ce que nous avons eu de meilleur » de Jean-Paul Enthoven. Après la lecture de ce livre, m’avait-il dit, il avait envoyé un chèque à Jean-Paul Enthoven en compensation et en prévision de tous les extraits de ce livre dont il souhaitait se servir à sa guise dans un de ses prochains livres. En contrepoint, donc, cet acte, modèle d’une civilité entre artsites, modèle de liberté et d’élégance, au regard duquel la hargne des juristes et techniciens réunis fait, pour le coup, réellement pitié !

Un commentaire

  1. Quel drôle d’article que voilà ! Si j’ai bien compris : Houellebecq c’est un artiste donc il fait un peu ce qu’il veut avec le droit d’auteur et les contributeurs de WikiPedia sont des manants et leur travail peut être utilisé, sans que les règles sous lequel il a été édité soient appliqué. Donc on voit apparaître deux catégories de populations : les artistes et les autres.
    En résumé si j’utilise un chapitre de Houellebecq pour ma prochaine chanson et mon prochain site internet : c’est du piratage (de la contrefaçon) puni par la loi, si Houellebecq utilise mon travail, sur mon blog,WikiPedia ou autre pour son bouquin : c’est normal, il ne me doit rien (pas même me citer comme contributeur) : c’est un artiste, un poète.
    For étrange…par contre je suis assez inquiet quand au mode de désignation que vous comptez mettre en place pour désigner les ‘artistes’ (ceux qui ont l’ ‘aura’), je crois que, de tous temps, la tentative pour ‘désigner’ ou élire des artistes officiels a été un échec cuisant.