Les démagogues sont une catégorie du Politique vieille comme le monde, dénommés ainsi par les Grecs anciens.

A l’origine, le démagogue est celui qui, inspiré par le bien, éduque et conduit le peuple. Mais, au Vème siècle avant J.C., à l’apogée d’Athènes et de la démocratie athénienne, Périclès lui-même, qui « donna à la multitude ce qui était déjà à elle », (Aristote) puis son antagoniste Cléon qui lui succéda, et enfin Alcibiade, le fossoyeur d’Athènes vaincue par Sparte, ont changé l’image du démagogue éducateur en son contraire.

Cléon, tout-puissant à Athènes, était le chef de « ces parleurs élevés sur le marché, qui n’ont pour toute qualité qu’une voix terrible, une nature perverse et le langage de la Halle », ainsi que le raille Aristophane, dans sa comédie Les Cavaliers. C’était « le plus violent des hommes, déloyal dans ses calomnies et virulent dans ses invectives, en même temps que l’orateur le plus persuasif auprès du peuple », ajoute dans l’Histoire de la guerre du Péloponnèse Thucydide, que Cléon exila vingt ans loin d’Athènes. « Il cria en parlant, rejeta son manteau, se frappa la cuisse et courut d’un bout à l’autre de la tribune » rapporte encore Plutarque cinq siècles plus tard à propos, toujours, de Cléon, dans Les vies parallèles des hommes illustres.

S’instituant les amis attitrés du Démos – le peuple -, qui, en eux, verrait sa langue enfin parlée, son être et son ethos reconnus, ses attentes et son salut pris à bras le corps, sacralisant sa parole et sa geste (vox populi, vox dei), les démagogues flattent le peuple et ses passions, le proclament monarque en lieu et place de ses représentants, en appellent à lui comme seul juge et seul destinataire de leurs actes, contre la souveraineté de la loi, décrétée abstraite, contre les démocrates, les sages, les sceptiques et les récalcitrants, taxés d’élitisme, d’esprits rétrogrades, de belles âmes coupées des réalités du monde, ou de traîtres. Feignant de lui laisser décider du cours des choses, ils excitent la foule avec ses propres fièvres, lui inoculant la leur, afin de recueillir ses suffrages et jouir de son amour.
Jamais avares de promesses qu’ils seraient bien en peine de tenir (pour autant qu’ils y songent : leurs promesses, mirobolantes, utopiques ou biaisées, n’engagent que ceux qui les croient), ils règnent par l’emphase, l’outrecuidance, les réalisations en trompe-l’oeil ou les dérivatifs à répétition, sans oublier, toujours utile, la production de boucs émissaires. Aussi fictives seraient-elles ou fallacieuses, les réalisations qu’ils s’attribuent, les avantages qu’ils distribuent, aussi minces ou conditionnés soient-ils, ont pour fin d’entretenir fidèles et clientèles, et d’embellir, quel qu’en soit le prix, leur image. L’utilité, la pérennité, le coût des entreprises qu’ils lancent continûment, avec fougue et éclat –pains et jeux à l’usage des masses, actions, investissements-prestiges, démonstrations en grande pompe, aventures au forceps- n’entrent pas en compte ou après coup. Fi du réel, fi du possible. Tout pour plaire, et pour durer. Et fi des moyens. Si le Verbe, la flatterie, les promesses, les prébendes, la corruption, ne suffisent pas, la force, la contrainte y pourvoiront. Gare aux esprits critiques, aux empêcheurs du culte, à tous ceux qui se risqueraient à dire que le Prince est nu, que sa Geste est mensongère, qu’il abuse et corrompt ceux qui l’écoutent et mène le peuple à sa perte, le pays à la ruine. Haro sur ces brebis galeuses ! Chassons de la Cité tous ces mauvais coucheurs !

Tel est, dans le droit fil de ses lointains ancêtres grecs, l’inénarrable Berlusconi, qu’un film–manifeste vient, cette semaine sur nos écrans, démasquer, image après image, comme le Grand Démagogue péninsulaire, doublé d’un Profiteur à tout crin, à travers l’incroyable gestion politico-affairiste par lui et les siens du tremblement de terre, fin avril 2009, de l’Aquila, capitale des Abruzzes, qui fit 300 morts et cinquante mille sans-abris. Pour son plus grand profit, politique et autre, pendant un an. Jusqu’à ce film, précisément : Draquila.

Entre bandes d’actualité, interviews et enquêtes, le film nous apprend comment fut procédée la plus grande opération de démagogie berlusconienne.
La ville totalement évacuée, Berlusconi, accouru tel un Deus ex machina, décida souverainement de confier tous les plans et opérations de reconstruction à la Protection Civile, un organisme ad hoc entièrement à sa main, échappant à tout contrôle politique, habilité, au titre de l’urgence, à court-circuiter les procédures administratives et démocratiques de rigueur. La Protection Civile, d’entrée de jeu, dépossède les autorités locales élues, le maire d’Aquila en tête, de tout pouvoir, et la population de toute liberté, parquée d’autorité dans un immense village de tentes… gardé par la police et l’armée et où nul ne peut pénétrer ni sortir sans autorisation, les journalistes les premiers.

Dans la même logique, il est décidé, sans consultation des édiles ni des habitants, de ne pas réhabiliter Aquila, un joyau urbain classique et baroque, qui sera abandonné à son sort, et de créer de toutes pièces dans les plus brefs délais une ville moderne voisine. Pas d’appel d’offres, de marché public, urgence oblige. Sur place, en exclusivité pour les chaines dont il est propriétaire, Berlusconi-le-Sauveur, semaine après semaine, offre urbi et orbi une ville et une vie nouvelles aux habitants totalement bluffés, manipulés, et, pour plus de sureté, interdits de retour dans la cité « maudite » entièrement bouclée par les forces de l’ordre.

Au bout d’un an de fanfaronnades médiatiques et de réalisations ventre à terre pour frapper l’Italie d’admiration et gagner les élections à la hussarde, le résultat est là : une ville morte, davantage encore sinistrée, qu’on aurait pu, comme tant d’autres avant elles frappées par des séismes, consolider à temps puis reconstruire ; des habitants trompés, désenchantés, déboussolés dans des logements sans âme, où, cobayes d’une gigantesque esbrouffe et d’une déportation qui les avaient, dans un premier temps, abusé, ils n’ont même pas le droit de planter un clou ; des entreprises de construction heureuses comme Crésus ; et le chef de la Protection Civile porté aux nues, donné en exemple à tout le pays, promis à devenir ministre par Berlusconi,…mis en examen par la justice italienne pour avoir fait, lui et les siens, main basse sur la ville, sur l’Aquila.

Réalisé par une femme-journaliste, Sabina Guzzanti, dans l’esprit de la comédie italienne plus que sur le mode des pamphlets à la Michael Moore, Draquila, qui a remporté le prix spécial du Jury au dernier festival de Cannes, est un film drôle, grinçant, désespérant, où l’on voit parader sous l’œil d’abord éperdu puis navré des intéressés, un fanfaron nommé Berlusconi, jamais en reste d’un mot douteux, d’une plaisanterie grasse, se décernant satisfecit sur satisfecit, prenant ses compatriotes à témoin de sa sollicitude, de sa promptitude, de son efficacité, de sa bonté, de sa popularité, de l’amour que sur place on lui porte et qu’il se porte à lui-même en parfaite candeur.

L’Italie telle qu’en elle-même, et depuis toujours, dira-t-on sur les bords de la Seine des frasques du démagogue milanais, selon notre condescendance habituelle pour nos cousins transalpins. Reste qu’à l’heure de la berlusconisation en marche de la vie politique française, Draquila serait un juste, salubre exemple à méditer. Et un modèle à suivre et prolonger sur place.