C’est une question terrifiante: qu’est-ce qui fait un écrivain?

Depuis que Barthes l’a thématisée, nous en sommes tous conscients: la distance est grande entre un individu qui écrit et un écrivain -pour employer un autre mot, si haï du sémiologue: un auteur.

Avant, à l’ère du poète devin, du « uates », à la façon, devenue mythique, de Virgile, on pensait qu’il n’était pas possible de devenir écrivain. On naît auteur, on ne le devient pas.

A cette époque-là, éloignée de nous d’à peine plus d’un demi-siècle, l’inspiration importait, et non les tropes, ce que Gérard Genette a appelé les « figures ».

Mais désormais, il existe, dans les universités américaines, suivies par quelques institutions européennes, des « programs in creative writing », afin de permettre à des jeunes gens de découvrir ce que sont les méthodes de l’ « écriture créative ». De fait, il serait difficile de sous-estimer l’impact de la pensée structuraliste sur l’impressionnant essor qu’ils ont connu lors des dernières décennies.

Car aujourd’hui, on ne naît pas écrivain, on le devient. Le paradoxe étant que les professeurs qui enseignent dans ces « programmes » sont eux-mêmes des « auteurs », figures éminentes de l’autorité littéraire. C’est le cas, notamment, à Princeton, où Toni Morrison et Joyce Carol Oates donnent des cours.

Et ne posons pas la question cruelle de savoir si Toni Morrison ou Joyce Carol Oates ont suivi un « programme d’écriture créative » dans un « Master of Fine Arts »…

Toutefois, il serait vain, et de toute façon impossible, de nier les apports positifs d’un tel rapport à ce que l’on nommait beaucoup, naguère, la « chose littéraire »: si elle peut être enseignée, et donc transmise, si son apprentissage repose sur un certain nombre de techniques, par conséquent, son étude en est d’autant facilitée, puisque elle s’ouvre à l’appréhension des éléments matériels qui en font la consistance.

Tom McCarthy, un écrivain anglais de la jeune génération, vient d’être invité à Columbia University, comme « visiting professor », pour le semestre de printemps 2011. Pourquoi? La réponse est simple: il est un auteur.

Son dernier livre, qui vient de sortir en Angleterre et est en lice pour le « Booker Prize », est tout simplement intitulé: « C ». Il serait aisé de commenter l’élégance et la puissance de son imagination, suivant les destinées des profondeurs de la Grande-Bretagne aux arcanes de l’Egypte, de remarquer la finesse de sa peinture des caractères.

Mais au fond tout cela ne constitue qu’une partie du travail de l’écrivain: c’est ce que l’on peut nommer, toujours dans la continuité des glorieuses années de la critique française, l’ « axe paradigmatique », ce qui rend possible le développement d’une histoire.

Par ailleurs, un écrivain n’est rien sans le « syntagme », la mise en relation, la langue. Et c’est sur ce point que se trouverait le véritable champ d’investigation: un retour à la stylistique, afin de déterminer les mécanismes qui font le souffre de l’écriture de Tom McCarthy. L’irrégularité. Des phrases soutenues dans leur oralité. Un sens incontestable de la chute (que manifeste superbement la fin du livre).

Car oui, il y a bien un « style Tom McCarthy ». Cependant, une habileté, voire même une virtuosité à manier les mots n’est rien, si elle ne se trouve pas conjointe à une réflexion sur ce qui la rend elle-même envisageable. Il n’est pas de grande maîtrise du langage sans pensée de la langue.

Or c’est la clef de « C », qui est un livre sur les sourds qui apprennent à parler, sur les idiomes qui se combattent, et pourtant coexistent. Il s’agit bien d’un roman au miroir.

En pensant Babel, Tom McCarthy a créé son langage. Et il a fait un grand livre.