Souvenirs de l’Année dernière

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Marienbad making of

Par OLIVIER CORPET

Qu’est-ce que L’Année dernière à Marienbad ? Un film d’Alain Resnais ? Un ciné-roman d’Alain Robbe-Grillet ? Une seule et même œuvre avec deux auteurs ?

Sur la jaquette d’une récente édition DVD de Marienbad, on peut lire, par exemple, ceci :
« En échappant au traditionnel récit chronologique et réaliste, Alain Resnais (Hiroshima mon amour, On connaît la chanson) bouleverse les habitudes du spectateur et l’emmène dans un monde fascinant, esthétique et onirique. Tiré d’un roman d’Alain Robbe-Grillet (Les Gommes, La Jalousie), le film remporta le Lion d’or à Venise en 1961 et fut nommé à l’Oscar du meilleur scénario. »

Tiré d’un roman ? La formule est stupide et erronée. Stupide parce que Alain Robbe-Grillet a presque toujours refusé d’adapter ou de laisser adapter ses romans à l’écran. Erronée puisqu’il est patent que c’est plutôt de son travail de scénariste pour ce film que Robbe-Grillet a tiré un ouvrage qualifié par lui de «ciné-roman». Au-delà de l’inculture que traduit cette ânerie publicitaire, ce qui frappe dans ce petit texte, c’est ce qu’il dit de l’incapacité de ses rédacteurs à pouvoir concevoir autre chose que le schéma traditionnel du cinéaste qui adapte l’écrivain, de l’image et du son qui se substituent au papier et à l’encre.

Évidemment, dans le cas de Marienbad les rapports entre littérature et cinéma et entre cinéaste et écrivain sont d’une grande complexité, à tel point que Robbe-Grillet a, à plusieurs reprises, affirmé que lui-même et son complice Resnais avaient envisagé de signer de leurs deux noms la réalisation du film. Comme le montre un extrait de la couverture de la première version dactylographiée soumise à des producteurs pour la recherche de financements, cette double signature était alors la marque de leur coopération étroite.
La possibilité exceptionnelle de pouvoir voir les images complètement inédites faites par une des actrices, Françoise Spira, sur le tournage de Marienbad avec une petite caméra super-huit, nous offre l’occasion de revenir sur cette coopération et de tenter grâce aux archives d’en montrer différentes facettes*.

Le 18 novembre 1960, Pierre Courau, l’un des coproducteurs du film, en cours de fin de tournage en Bavière, écrit à Robbe-Grillet qui se trouve lui à Istanbul (et n’ira volontairement jamais sur le tournage). Il lui écrit pour l’informer que le tournage va bientôt prendre fin et lui demander de l’aide pour la rédaction d’un synopsis du film destiné à « ces esprits rétrogrades que sont les distributeurs qui pour l’instant boudent le film ».

Deux jours après, le 20 novembre, Robbe-Grillet lui envoie le résumé demandé dont il réutilisera le texte dans l’introduction à son propre volume sur Marienbad (Minuit, 1961).

Si la presse était méfiante, voire critique avant même d’avoir vu le film, on peut se rendre compte grâce à un document conservé dans les archives Robbe-Grillet combien les deux producteurs et les deux écrivains cinéastes avaient méticuleusement organisé, préparé, la sortie du film, chacun d’eux se promettant de pressentir, en vue du festival de Venise où le film devait être présenté, quelques personnalités du monde littéraire. Pour Alain Resnais il s’agissait de Claude Roy, de Chris Marker et Pierre Kast. Robbe-Grillet de son côté avait choisi Jean Paulhan, Nathalie Sarraute et Henri Cartier-Bresson.
Lors de cette réunion de préparation pour la sortie du film au festival de Venise de 1961, les intéressés réaffirment donc « la nécessité d’une préparation psychologique de la projection de L’Année dernière à Marienbad devant un public de “festivaliers” paradoxalement peu ouvert aux audaces cinématographiques ».

Parmi les idées diverses qu’ils imaginent alors on relève en particulier la « matérialisation du jeu des allumettes » si fameux dans le film ou encore une action spécifique vis-à-vis des journalistes et des hommes influents : «provoquer dans Arts un article de Touchard sur le film», « montrer le film à Cocteau et lui expliquer avant toute projection son intérêt ».

Redoutant d’être marginalisés, voire empêchés de participer au festival de Venise, les deux Alain jouent alors l’entente parfaite entre l’écrivain et le cinéaste. Et durant toute la période après la sortie du film et son Lion d’or, ils n’auront de cesse l’un et l’autre de dire toute la nouveauté qu’a représentée pour chacun d’eux leur coopération artistique. En réalité, très vite, il devint évident que cette coopération n’est pas aussi idyllique que l’un et l’autre veulent le laisser croire. En 2001, à l’occasion de la préparation du volume de ses écrits, intitulé Le Voyageur (Christian Bourgois éditeur), Robbe-Grillet rompt avec les convenances et, revenant sur cette entente fraternelle et artistique, apporte une révélation publique dans une note ajoutée au texte publié en 1961 dans Réalités sur les rapports réels qu’ils avaient entretenus pour et autour de la fabrique de L’Année dernière à Marienbad. Tout alors, en effet, n’était qu’harmonie entre eux, au point que Robbe-Grillet pouvait écrire : « Resnais voyait si bien ce que je voulais faire que les rares modifications qu’il me suggéra çà et là, un dialogue par exemple, allaient toujours dans mon propre sens comme si j’avais moi-même fait des remarques sur mon propre texte. »

Quarante ans plus tard, il ajoute :
« La totale identité de vues entre Resnais et moi, affirmée ici avec force, était en fait surtout un élément publicitaire destiné à la presse. Notre Marienbad, terminé depuis plusieurs mois, avait rencontré un tel refus venant des gens de la profession (on craignait même, durant cette période, qu’il ne sorte jamais sur les écrans) que nous ne voulions surtout pas alimenter la rumeur naissante du vaillant réalisateur perturbé par un auteur extravagant.

En vérité, si nos relations étaient constamment excellentes, nous nous rendions compte cependant que nos conceptions respectives du récit cinématographique demeuraient plutôt divergentes. Resnais, qui voyait dans mon travail l’occasion d’un grand rôle pour Delphine Seyrig, passait outre à ses réticences devant les obscurités et incertitudes de l’anecdote. Quant à moi, je lui abandonnais de bonne grâce les modifications pourtant importantes qu’il faisait subir au rôle féminin ou à la bande sonore.

J’ai souvent signalé par la suite les différences notables entre ses préoccupations et les miennes. En définitive, sous l’apparence d’une adhésion parfaite l’un à l’autre, deux auteurs à part entière s’affrontent au sein du film. Et c’est peut-être aussi ce qui fait sa force. »

Les archives de Robbe-Grillet, conservées à l’Imec, sont plus qu’éloquentes : on peut voir dans le manuscrit du scénario de Marienbad donné à Resnais, puis dans celui du ciné-roman que Robbe-Grillet publie juste au moment de la sortie du film, combien celui-ci est extrêmement précis dans ses indications de dialogues, de mouvements de caméra, de décors, etc. Il faudra publier un jour leur correspondance pour comprendre le rapport extrêmement tendu qu’ils ont eu alors.

Robbe-Grillet répondant avec une précision extrême à toutes les demandes de Resnais pour la modification de ses dialogues, Alain Resnais de son côté ne semblant lui-même retenir de ces échanges que le souvenir de la « magnifique écriture » des lettres de son complice.

Lorsque l’on examine l’ensemble des pièces écrites qui forment l’archive de cette coopération, on est frappé par le fait que celle-ci brouille considérablement les rapports entre écriture littéraire et écriture filmique, au point qu’on peut s’interroger sur la légitimité et la raison de la partition sanctionnée in fine entre « un film réalisé par Alain Resnais » et « un scénario écrit par Alain Robbe-Grillet », comme le laissent entendre tous les dictionnaires et manuels de cinéma aujourd’hui. On comprend alors mieux pourquoi lorsque, s’interrogeant sur le contenu d’un futur coffret sur l’ensemble de ses œuvres cinématographiques, Robbe-Grillet s’est longuement interrogé sur la question d’y placer ou non Marienbad

Mais revenons à notre point de départ. Lorsque Robbe-Grillet et Resnais font connaissance, l’écrivain propose au cinéaste plusieurs scénarios. Ce dernier aurait décidé de les tourner tous en commençant par celui alors intitulé L’Année dernière, que Robbe-Grillet tourne lui-même peu de temps après, à Istanbul. Ce film, que Robbe-Grillet disait ne pas aimer souleva comme on le verra plus loin l’enthousiasme de Jean Cocteau qui avait trouvé que Marienbad « souffrait un peu de la chose littéraire ». Quant à Marguerite Duras, qui n’aimait pas trop que Robbe-Grillet ait tenté cette expérience cinématographique avec Resnais après son aventure avec Hiroshima mon amour, elle lui envoya un petit billet dans lequel elle lie énigmatiquement les deux titres. Ce lien reste encore aujourd’hui l’un des plus forts qui ait jamais uni littérature et cinéma.

A lire également :

A New York, le dernier fantôme de Marienbad par Bernard-Henri Lévy

Last Year, Last Night par Richard Brody

Seyrig, Resnais, Schlöndorff et « Marienbad » par Laurent Dispot

Projection d’un making of inédit de L’Année dernière à Marienbad

2 Commentaires

  1. Bonjour!

    Je cherche à visionner Souvenirs de l’Année dernière à Marienbad mais le film ne semble être disponible. On dirait qu’il charge indéfiniment. Pourriez-vous me dire s’il était possible de résoudre le problème?
    D’avance, un grand merci!

  2. Est-ce que les froides vertus des eaux de Mariánské Lázně, ne procéderaient pas du dédoublement de leur composition chimique en autant de recompositions dont la singularité se montrera capable de soigner, plus que les troubles du métabolisme, les âmes du seul Adâm coupé en deux sexes, et dont chaque sexe se recoupe perpétuellement en deux, tout en conservant à chacune de ses individuations l’idée d’être à l’image de l’Un n’admettant aucun autre Un. Ainsi elles réunirent en ce seul lieu Richard Wagner, dont l’excès de gobinisme écœura Gobineau et Sholom DovBer Schneersohn, dit «le Maïmonide (acide au doute) de la ‘Hassidout», Edward VII, roi de droit divin et Friedrich Nietzsche, l’assassin de Dieu, et ici-même, de chaque côté de la caméra, Giorgio Albertazzi, ancien jeune gland républicain de Salò et Alain Resnais, réalisant pour ceux qui s’y refusent une partie de ce que peuvent découvrer Nuit et Brouillard, cependant qu’il déréalise dans l’ombre de son ombre, prostré derrière les feux de la rampe, ou plutôt devant eux, ARG, double janusien de la mise en scène d’AR, dont la face elle aussi se dédouble en une moitié stoïque et une autre STOesque, laquelle jusqu’à son dernier soubresaut, n’oubliera jamais plus d’empêcher sa main d’écrire les personnages autrement que pour décrire ce qu’ils font, de peur qu’ils ne soient réduits en cendres dialectales pour ce qu’ils sont. Marienbad ou l’action résurrective de l’«aura été». Reconstituer Adâm ha-Kadmoni à partir des fragments les plus éloignés du noyau principiel dans sa procession, lesquels sont d’autant plus unifiables que leur puissance d’auto-réalisation hors norme les fait se ressembler davantage. Et puis Delphine, la Sœur éternelle placée à équidistance de ses frères réciproquement ennemis, Delphine antigonale s’en allant s’enfermer vivante dans le tombeau des Labdacides, n’hésitant pas le temps d’un battement de pouls entre mourir et voir pourrir le corps de Polynice le frère tombé, privé de tombe pour trahison à la Cité dont il n’avait pas hésité le temps d’un serrement de poing, à l’attaquer pour en prendre la tête.
    Est-ce «ari» ou est-ce «ort» qu’il y a derrière ce M.? Il dit : «Je puis perdre, mais je gagne toujours…» Le De divina omnipotentia aurait dit :

    Si Dieu ne peut rien faire de ce qu’il ne veut pas, et si d’autre part il ne fait rien que ce qu’il veut, il ne peut donc faire absolument rien de ce qu’il ne fait pas (Pierre Damien).

    «Mais, aura dit Dolto, l’ombre de Dieu, tout homme ne l’est-il pas pour une femme qui aime son homme?»
    La femme enfouit tout à l’intérieur, jusqu’à s’enfouir elle-même à l’intérieur de la terre, à l’intérieur de la tête de l’homme. L’homme a jeté la femme dans celle qu’elle a été, il l’aime à l’imparfait, d’un amour imparfait quand elle ne connaît que l’amour comme présent. Or elle s’est refusée. Elle l’a condamné à la condamner. Elle se refuse à lui comme à croire à son histoire de leur histoire… L’année dernière… Il parle comme il pense. Elle ne pense que ce qu’elle dit. Elle lui dit : «Taisez-vous, taisez-vous». Elle est condamnée à se voir dans la voix qui la décrit telle qu’il l’a lue lorsqu’elle l’obligea à l’écrire telle qu’il se souvenait d’elle qui désormais n’était plus devant lui. Elle lui dit : «Laissez-moi. Je vous en supplie», sans jamais s’esquiver sous la main étreignant son sein gauche, sans jamais s’enfuir du couloir où ils se sont enfouis à la verticale contrapuntique des orgues oraculaires du frère de l’Aphrodite boiteuse, mais loïe-fullérisée. Théano serait censée se couper la langue en se la mordant si elle sentait sous la torture de la voix grave qui l’empêche d’oublier ce qu’elle fut par le prisme de ce qu’elle fit, le point de rupture inhérent au serment du miroir pythagorique où elle se triangule. Or la monogamie à laquelle se soumet l’école du Nombre, si elle lui offre protection, l’a enfermée dans un château-tombeau, où il n’est pas une pièce que n’habite le Grand commandeur Pitoëff du haut de sa statuaire, qui à présent qu’il dépasse de deux têtes la femme qui mit la sienne au monde, transgresse à satiété la ferme interdiction de jouer avec le feu. Son jeu des allumettes force les prétendants de Pénélope à prendre la dernière unité restante après qu’il a lui-même ramassé le couple inductible à la triade amoureuse. Mais l’ennui avec l’esprit de succession, homérique, pythagoricienne, socratique ou platonicienne, c’est que si à toute fin il n’en restera qu’un, il demeure impossible de prévoir lequel fera l’objet ou le sujet du choix.