De retour de « là-haut », ainsi que Casanova répliqua à la Pompadour qui situait Venise, où son frère, le marquis de Marigny, était allé se frotter quelques années plus tôt aux humanités et aux Arts, dans un « là-bas » condescendant, j’ai été l‘un de ces milliers de visiteurs qui, du monde entier, s’y rendent en rangs serrés, vérifier ce jamais vu, cet étonnant, qu’ils ont peu ou prou rêvé, séduits d’avance par cette ville à nulle autre pareille qu’ils s’apprêtent à parcourir en tous sens. A défaut, on peut penser qu’ils ne s’y seraient  pas rendus et moi non plus.

Ceci posé, ajoutons cette lapalissade que qui va à la rencontre de ce dont il est déjà sous le charme, s’y présentera sous son meilleur jour. Nous entendons plaire à qui nous plait, séduire qui nous séduit.

Eh bien, pour Venise (bien plus encore que les autres grands lieux de la planète où le génie humain a cassé la baraque, Angkor, Louqsor, le Mont Saint-Michel, Versailles ou le Louvre), c’est exactement le contraire qui se produit. Séduire cette ville qui nous séduit ? N’y pensez pas !

La foule des visiteurs, certes, est sous le charme, stupéfaite, enchantée. « Venise, 10 sur 10 ! », ai-je entendu. Aussi prévenus soient-ils, étrangers, nouveaux venus n’en croient pas leurs yeux. Tous photographient tout à perdre haleine, comme s’ils entendaient ne pas manquer une miette de ce théâtre à grand spectacle qu’est demeurée Venise. Les mosaïques de la basilique Saint-Marc  éblouissent ; la foule fait salon, matin et soir, place Saint-Marc ; la salle du Grand Conseil au Palais des Doges, son gigantisme, sa majesté laissent pantoises les populations touristiques, bravant des heures de queue ; le Grand Canal enchante les passagers des vaporetto bondés. On sent le plaisir de tous à être là, quelle que soit l’affluence. Les visages sourient, on montre du doigt à son conjoint, aux siens, à l’ami(e), tel bâtiment, tel détail heureux, tel canal, un petit pont, la perspective sur San Giorgio Maggiore et la Giudecca. Les yeux sont en permanente alerte. Même les enfants en fin de journée ne pleurent presque pas (les glaces italiennes y sont pour quelque chose).

Mais quelle piètre foule, quel spectacle, quel enlaidissement humain au pied des colonnes des églises et des palais patriciens ! Jour après jour, des milliers d’individus de toutes les nations, sans le moindre soucis de soi, vestimentaire, d’allure, de comportement,  investissent Venise comme ses nouveaux souverains maîtres, sans égard pour elle (ni, en amont, bien entendu, pour eux-mêmes). Groupes d’écoliers bouteille plastique en mains, uniformément en tea-shirt, jean’s ou short, la plupart casquette en tête, groupes étrangers tous semblables, à la langue près, qu’ils soient français, allemands, japonais, indiens, chinois, ou russes, couples de routards ou de conjoints sur le retour, familles avec bébé et enfants, tous, le verbe haut comme s’ils étaient à domicile, et l’apostrophe à la cantonade, tous partent à l’assaut du palais des Doges, sans révérence ni respect pour la grandeur défunte des lieux. Ils déambulent gentiment, gaillardement, heureux et libres en leurs accoutrements basiques, dans ces salles magnifiques, sous ces fresques somptueuses et ces personnages du passé peints en majesté, inconscients du peu d’honneur, pour ne pas dire davantage, qu’ils font à ce palais plein d’histoire et à l’esprit des lieux, sans apparemment mesurer, au vu de ce soucis du beau qui y transpire partout, le sans-gêne et la disgrâce, par comparaison, de leur accoutrement. La foule ne se sent « obligée » à rien à l’encontre de ses pauvres rituels, en rien sommée par la magnificence des lieux à se retourner sur son état à elle et se considérer dans sa plate indigence, les visiteurs en grappes en rien appelés à s’abstraire un instant de leur appartenance et s’élever au-dessus du groupe, les gens d’une même famille à faire moins de bruit entre eux, les manieurs d’appareils numériques à renoncer aux photos-flash le temps d’admirer ce qu’ils photographient en boucle, et tous à faire preuve d’un zeste d’humilité devant ce qui les dépasse infiniment pris un à un et collectivement, par l’art, la beauté,  l’intelligence, le temps accumulés ici. Non, rien de ce paraître magnifique, apparemment, ne fait effet en retour, ne fait miroir, n’entraîne regard sur soi, lumière ou interrogation. C’est comme si tout cela allait de soi, était là pour appartenir d’emblée à qui y déambule passagèrement, était appropriable sur le champ, dans l’ignorance assumée de ce que ces murs et ces plafonds peints à fresque signifient au regard de l’histoire et pour les générations d’artistes et de commanditaires qui en furent les auteurs et les acteurs.

Au milieu de cette plèbe touristique, quelques individus isolés font figure de derniers des Mohicans. Ils ne portent pas forcément de jean’s, pas d’appareil photo, ils ont une veste, ils vont plutôt seuls, ils regardent vraiment ce qu’ils regardent.

Elitisme jaloux ? Si l’on veut. Mais Venise se vide six mois de l’année de ses millions de visiteurs et le champ est laissé libre aux amoureux de la Sérénissime. La question n’est pas là, n’est pas celle de l’élitisme. C’est la question de la plèbe, de son universalité, de son laisser-aller, vestimentaire et autre, et donc, on l’aura compris, de sa servitude. Car c’est bel et bien de servitude dont il s’agit, encore et toujours, au travers, ici, de la fréquentation toujours croissante des plus beaux lieux de ce monde par la masse moderne, et de l’imperméabilité, nonobstant, de ses millions de monades à rapporter à soi les messages de beauté, d’art, d’habituation au goût que ces lieux d’élection transmettent.

Bourdieu encore et toujours ? La culture, le goût, le sens du beau, s’héritant avant tout socialement ? Le contact passager avec la culture « noble » et ses symboles marquants ne suffisant en rien à faire greffe ?  La preuve, oui, O combien, par Venise.

N’y a-t-il rien à faire ? Pas d’alternative ? Est-il trop tard ? La désublimation répressive l’a emporté ? Est-ce là le destin incontournable d’un monde définitivement sans âme, au sens de Marx ? Qu’est-ce qui pourrait faire bouger les choses, serait-ce symboliquement ?
L’Eglise catholique a employé un moyen simple, mais s’est arrêtée en chemin et devant la difficulté à contrôler et, plus encore à interdire, a mis tant d’eau dans son vin que les choses sont retournées en l’état. On ne peut théoriquement pas entrer dans une église en short, ou les bras nus ou dans une tenue par trop estivale.

Peut-on, à propos de l’art et mettant à profit la révérence que les foules, passivement, lui témoignent pour quelque temps peut-être encore, s’inspirer de cela ? A Venise et ailleurs, il s’agirait, de façon profane, de marquer une différence, de montrer qu’un musée, un palais, un temple ne sont pas des lieux comme les autres, qu’on n’y vient pas et qu’on ne s’y accoutre pas comme au supermarché du coin, que le transport, s’il y est collectif, n’y est pas commun. Interdire telle tenue, tel laisser-aller, imposer chemise et pantalon, exclure poussettes et landaus, pourquoi pas, si le respect des lieux d’histoire ou d’art, imposé de l’extérieur, entraine, au bout du compte, un nouveau soucis de soi chez les visiteurs, un petit plus d’auto-liberté face aux mornes diktats du temps ? Voir, à ce sujet, le dernier Michel Foucault et son Histoire de la sexualité.

Les gens vont aux cérémonies courantes de l’existence dans des tenues appropriées, et ils s’en font plaisir. Imaginons la foule des Vénitiens d’un jour agréablement vêtue : elle se ferait miroir ému d’elle-même. Une goutte d’eau dans la mer du nivellement unidimensionnel par le bas, dans l’empire de la laideur et du trivial généralisés ? L’aristocratique Venise, école des masses ? Le paradoxe n’est qu’apparent.

Les cheminements commencent par de petits pas.

6 Commentaires

  1. Que votre texte est élitiste… La plume est belle. Mais le fond…
    Je pensais être au sein d’un site engagé…

  2. Bravo pour votre article;ces modernes n’ont décidément aucun talent pour la vie.
    Il m’arrive parfois de penser que les lieux d’art doivent un dress-code comme à l’entrée des boites.
    Par exemple,ne pourraient vivre à Venise que des personnes costumées comme au carnaval.

    Honte aux commentaires précédents qui sont des suppôts du nivellement.

  3. Venise, 6 mois par ans rendu aux vrais amoureux. J’ai une autre suggestion : Venise la nuit, superbe et si calme…

  4. La plèbe c’est pire que le lumpen proletariat. Tu te prends pour Cesar ou Neron Gilles ?
    Même pendant l’été il suffit de s’éloigner des itinéraires flèches des touristes pour les perdre.
    Venise est une ville chère et la plupart des visiteurs viennent pour la journée et n’y passent pas la nuit.
    C’est la « plèbe  » qui est pauvre ou pas assez riche pour s’offrir les palaces venitiens ou même un diner au Harry’s bar.
    De mes voyages a Venise je retiens la courtoisie et la discipline des passagers des vaporetti qui sont les transports en commun locaux.
    Pas de bousculades entre la montée et la descente avec souvent la main secourable de l’employé qui vois aide.
    Au moment du Festival du film il existe de nombreuses projections en plein air avec des billets a un prix assez bas et même des cartes d’ abonnement pour les locaux. Je n’y ai jamais remarque de touristes débraille ou même bruyant Alors Gilles qu’as tu fais a Venise. Pas de Giudecca ni de longues marches dans les calme ou ne passent que des chats souvent noirs. De haltes au bar pour manger de délicieux trammezini ou le soir au Rialto un rizzotto nero ?
    Sais-tu que les Venitiens ont des prix au restaurants plus bas que les touristes ? Que le sconto est la-bas une marque d’amitié ?
    Petit fils de Cachin tu vieillis mal.

  5. Je me permets humblement d’ajouter que – comme une grande partie de la plebe le sait – on dit T-shirt, c’est a dire une chemise en forme de T majuscule pour les anglosaxons, et non pas Tea-shirt, qui serait plutot une chemise dont l’elite se revetit pour participer a des degustations de the.

  6. Je voudrais juste vous faire remarquer qu’en l’espace d’un article, vous commencez par utiliser le mot « plebe », puis vous vous justifiez par « la question n’est pas celle de l’elitisme ».

    Donc je vous pose une question. Si un jour 95% de l’humanite venait a disparaitre, estimez vous faire partie des 5% qui meritent de survivre?

    Je vous propose aussi de mediter sur le fait que lorsque l’on poste un article sur Internet, on n’est plus maitre de qui va le lire ou non, et ce pendant des mois ou des annees. D’ou la necessite de maitriser la forme de ses propos. Vous n’etes pas en train de discuter dans une piece fermee avec trois copains.

    Apres avoir medite ceci, faites le rapprochement avec le laisser-aller vestimentaire et comportemental de la « plebe » et re-evaluez votre propre perfection.