Chers amis français,

Je vais aujourd’hui vous parler du Darfour (le pays des Four, en arabe), mon pays martyr, qui fut un vrai pays et le redeviendra peut-être, aux jours de la liberté, s’il survit à un double génocide. Le génocide physique et le génocide culturel. Car le second a pris la relève du premier.

Je suis né il y a un peu plus de quarante ans à Zalinjay, un petit village à l’ouest du Jebel Marra. Mon père, Mohamed Ahmed Al-Nour, était fermier et commerçant. Ma mère s’occupait de la ferme. J’ai seize frères et sœurs, qui vivent toujours dans ce réduit montagneux (il culmine à plus de 3.000 mètres) qui occupe le cinquième de la superficie du Darfour, le Darfour qui aussi grand que la France. Au nord, c’est un vaste désert, frontalier de la Libye et du Tchad, parcouru par les nomades Zaghawa et les pasteurs Baggara. Au sud, c’est une savane, propice à l’agriculture de subsistance et qui produit également du coton et de la gomme arabique. Ou plutôt produisait. Parce que tout est ruiné,  la vie y est exsangue, du fait de la guerre et du génocide, qui entraina l’exode des populations survivantes, parquées désormais depuis plusieurs années dans d’innombrables camps.

Le Darfour compte six millions d’habitants, divisés en quatre grandes ethnies, les Fours, majoritaires (70 %), les Masalit, les Zaghawa et les Baggara « arabes ». Nous sommes des Africains noirs islamisés depuis le seizième siècle, mais qui avons gardé notre culture africaine. Nous parlons nos propres langues, africaines, plus l’arabe pour communiquer entre nos différentes ethnies. L’Islam s’est surajouté peu à peu, sans que nous changions de mode de vie et de pensée, sans que nous abandonnions nos traditions, nos danses, nos chants, notre façon de vivre, nos libertés de tous les jours. Nous sommes restés africains. D’autant que le Darfour, des siècles durant, fut un sultanat indépendant jusqu’en 1916, à l’arrivée des colonisateurs britanniques, qui défirent le sultan Ali Dinar à la bataille de Beringia et qu’un commando infiltré dans le Jebel Marra où il s’était replié exécuta quelques mois plus tard. Là, le Darfour intégré de force dans le Soudan britannique, notre servitude commença. Appliquant la tactique immémoriale de diviser pour régner, les Anglais s’appuyèrent pour gouverner et administrer le pays sur une minorité de Civil Servants, originaire de la vallée du Nil, au nord de Khartoum, qui s’auto-proclama « arabe » avec la bénédiction du colonisateur, et dont Al-Béchir – aussi noir et africain que moi – se réclame aujourd’hui. Comme s’ils étaient d’une autre origine, d’une autre race – évidemment supérieure – et d’une autre couleur que le reste des Soudanais ! Des « Arabes » parfaitement mythiques !

Le Darfour ayant perdu son indépendance, nous devînmes, par la géographie, la plus marginale des provinces du pays, la plus éloignée, la plus oubliée, la plus négligée. Pas un investissement, rien. Un pur réservoir en hommes pour alimenter Khartoum en main d’œuvre à tout faire, plus un réservoir à soldats pour aller mater d’autres Soudanais périphériques, aussi rebelles que nous à la colonisation. L’indépendance du Soudan en 1956 n’y changea rien. Les Britanniques remirent le pouvoir à cette minorité « arabe » qui les avait si bien servis. Nous n’avions même pas changé de maîtres. Apartheid économique et colonialisme intérieur prirent la relève de l’étranger. Cela empira avec le coup d’Etat islamiste d’Al Béchir et sa clique, en 1989. Se prétendant, en tant qu’ « Arabes », dépositaires du pur islam, face aux « mauvais croyants », à ces  Kafirs que nous serions restés,  à ces « Abids » (esclaves) et ces « Zurugs » (nègres), mille fois trop africains à leurs yeux, toute une politique d’arabisation forcée et d’islamisation fondamentaliste, qualifiée carrément de Djihad et menée sous l’égide du fameux Al-Tourabi, l’idéologue de la charia, nous fut imposée, à l’école, dans l’administration, dans les villes, violant nos traditions, imposant le voile aux femmes, interdisant leur sortie seules, sans accompagnement familial, etc. Tout cela sans la moindre contre-partie économique, le moindre investissement pour le développement du Darfour. Etudiant en droit à Khartoum (faute d’université au Darfour), devant l’abandon et l’oppression dont mon pays était l’objet, je versai très vite dans la lutte politique et me liai d’admiration avec John Garang, le grand combattant sudiste qui se battait pour les droits de son peuple au Sud-Soudan, auprès duquel je forgeais mon combat et mes armes politiques pour, à mon tour, le jour venu, pouvoir défendre le Darfour. Je fondai le SLM en 2002. Devant la brutale réaction des autorités soudanaises, j’engageai la défense du Darfour depuis le Jebel Marra. On sait quelle « réponse » fut donnée par Khartoum à partir de février 2003 à l’auto-défense des Darfouris : attaque terrestre, bombardements aériens, dévastation des campagnes, politique de la terre brûlée par les milices Janjawids (les cavaliers du diable), déportations. Le monde entier connaît le résultat : 300.000 morts ; des millions de déplacés, un pays ravagé.Avec la guerre, le génocide physique et les populations du Darfour parquées dans les camps, un second génocide commença. Un génocide, cette fois, « soft » et invisible de l’extérieur. Un génocide culturel.

Commencé en 1989 au lendemain du coup d’Etat islamiste d’Al-Béchir, l’asservissement des esprits, dans le sens de l’islam fondamentaliste, reprit de plus belle, formidablement facilité du fait que, par centaines de milliers, les Darfouris, hier paysans et ruraux, étaient désormais directement dans les camps sous la botte des Soudanais de Khartoum. Première cible dans les camps : les femmes, largement majoritaires et seules du fait de la guerre, les hommes étant morts, en fuite ou combattant avec nous. Chantage à l’approvisionnement, à la nourriture, aux soins, chantage à l’accès de leurs enfants à l’école dans les camps et hors des camps, endoctrinement coranique quotidien des petits. Le génocide, cette fois, s’attache, par l’arabisation forcée et l’islamisation radicale à vider les têtes darfouries, dès l’enfance, de leur substance, de leur langue, de leur mémoire du passé. Mais les pressions matérielles et religieuses ne suffisant pas à briser la résistance des Darfouris, la soldatesque soudanaise et ses affidiés janjawids ont recours au viol comme arme de guerre dans les campagnes. Tuez les hommes, et violez les femmes. Avec les enfants du viol, naîtra la « troisième génération » ; ainsi les ventres « africains », qu’ils soient musulmans au Darfour, ou chrétiens et animistes dans le Sud-Soudan, produiront des enfants « arabes », et, de minorité, les « Arabes » renverseraient peu à peu la donne. De même, les administrateurs de tous poils à la solde de Khartoum recourent à la contrainte sexuelle dans les camps et hors des camps pour l’obtention de rations alimentaires, les mille et unes autorisations pour les moindres démarches, le moindre déplacement. Comme toutes les femmes darfouries le savent à leurs dépens, il ne fait pas bon s’aventurer travailler ou chercher du ravitaillement hors des camps. Et même à l’intérieur des camps, personne n’est à l’abri. Les indicateurs pullulent. Un seul exemple, dans le camp d’Aboshook, à la périphérie d’Al-Fascher, pour la seule année 2009, ont été exécutés de nuit par des tueurs infiltrés les hommes suivants, résistants pacifiques, résistants de l’ombre : Omda Faroog et sa femme, Omer Hassan Sarook, Ahmed Hager. Ont été jetés en prison Hafiz Idris, Adam Yayhya Dawelbit, Abolbashar Ali Ahmed.

Mais je voudrais donner ici la parole à mon épouse, Eiman, militante de longue date, qui défend la condition des femmes darfouries, premières victimes de cette tragédie sans pitié pour les faibles et tous les civils.

« Au Darfour, des musulmans tuent des musulmans. Or nous sommes tous musulmans. Mais nous avons notre propre culture. Par exemple, nous distillions de l’alcool de datte et buvions de la bière de mil. Nos imams, nos saints hommes en consommaient eux-mêmes. Nous avions nos danses, notre musique. Lors des moissons, nous dansions, hommes et femmes ensemble. Quand une femme tombait enceinte sans être mariée, elle n’était pas rejetée par sa famille. La grand-mère s’occuperait de l’enfant, et la jeune femme pouvait continuer sa vie et trouver un mari. Tout cela est inacceptable par l’islam sunnite fondamentaliste de Khartoum : une femme enceinte hors des liens du mariage mérite la mort. Cette vision intolérante de l’islam canonique a été imposée au Darfour, du fait de la guerre. Auparavant nous n’avions jamais pratiqué l’excision ; aujourd’hui, elle se répand en grand, de même que le voile.

Nous n’avons plus le droit de parler nos langues africaines traditionnelles, comme le four. Les femmes sont obligées de se couvrir, les bras doivent être cachés. A la campagne, elles pouvaient se laver nues, dans les wadi, à la saison des pluies ; les hommes ne les regardaient pas comme des objets sexuels. Aujourd’hui, c’est devenu impossible. Pourquoi nous traite-t-on de Kafirs, d’incroyants ? Parce que, tout en étant musulmans, nous pratiquons nos anciennes traditions et que nous avons conservé notre culture africaine ! Hélas, c’est de moins en moins vrai aujourd’hui.

Je veux qu’on puisse un jour restaurer la façon dont nous vivions avant le coup d’Etat de 1989 qui a mis en place la dictature islamiste. Les femmes du Darfour sont productives : dans les villages, ce sont elles le pilier de l’agriculture. Les islamistes sont venus convaincre les hommes qu’ils devaient, au contraire, les traiter en inférieures, qu’elles ne devaient pas recevoir d’éducation, et qu’ils devaient pratiquer la polygamie. Nous avions l’habitude d’envoyer les filles faire des études loin du village (puisqu’il n’y avait pas d’établissements secondaires et encore moins d’université au Darfour). Les fondamentalistes ont convaincu les chefs de famille que si leurs filles s’éloignaient de la famille, elles risquaient de se livrer à la débauche, à la prostitution, et de se retrouver enceintes.

Cette pression fondamentaliste du régime de Khartoum sur des populations captives a été relayée par des centaines de missionnaires islamiques, envoyés au Darfour à l’occasion de la guerre, et rétribués par l’Organisation de la conférence islamique. Ils tuent notre culture, bafouent nos mœurs, ils labourent nos âmes. Cela suffit ! »

Je voudrais terminer en donnant un bilan –provisoire- de la guerre, pour le Sud-Darfour occidental, établi par des chercheurs universitaires américains. Sur 245 villages et bourgs, 100 sont détruits, 8 abandonnés, 21 sont habités désormais par des ex-nomades Baggara et 18 réappropriés par de nouveaux « occupants » illégaux, demeurés cependant nomades. Seules 17 communautés darfouries d’origine sur 245 sont rentrées dans leur village. Or, au Darfour, depuis toujours, comme ailleurs en Afrique, occupation vaut titre. Les déplacés, entassés aujourd’hui par centaines de milliers dans des camps où, depuis des années, ils se débattent entre la lutte pour la vie et le désespoir, ne retrouveront pas leurs terres et leurs villages de plein droit, face aux occupants. Le probable est que les déplacés, devant la perspective de devoir se battre à mains nues contre leurs spoliateurs solidement installés depuis plusieurs années et armés, Arabes, Janjawids et autres « settlers » importés de l’étranger au nom de « l’arabité », se résolvent à rester là où ils sont, c’est-à-dire principalement dans les camps. Le futur que je redoute pour mon peuple, c’est « l’urbanisation » sauvage des camps et des bidonvilles, le déracinement des hommes et des femmes et la fin des solidarités ethniques, ainsi que la fin de nos cultures traditionnelles. La société darfourie est menacée de devenir une société dispersée, atomisée, lobotomisée.

Contre cela, tout autant que contre l’oppression militaire, nous devons résister et nous battre.