Plutôt que d’un “making of” sur L’Année dernière à Marienbad, il s’agit d’un “bonus off” (avec deux f ), charmeur et charmant, exact justement par cette note sans cesse tenue d’une séduction légère qui se regarde comme le sourire d’éternité d’une femme-apparition, statue d’un parc évoluant dans des couloirs, serrée de questions et les fuyant entre deux portes, belle aux mortels comme un rêve de pierre, à la Baudelaire, mais pourtant pas marmoréenne, dans une fraîcheur qui ne serait pas de frigidité, mallarméenne.

Le commentaire de Volker Schlöndorff insiste sur le froid qu’“il faisait”, comme on dit en français de façon bizarre ( qui est ce “il”, ou y aurait-il un neutre dans cette langue ? ), pendant que “se faisait” un film qui à l’en croire paraît se fabriquer tout seul.

“Froid” fut le maître-mot imposé comme un tampon sur le célèbre chef-d’œuvre, mais si l’initiative de La Règle du Jeu infuse un tel désir de revoir le film des deux Alain, Resnais réalisateur et Robbe-Grillet scénariste et dialoguiste, c’est que le reproche de froideur s’y voit lui-même sinon accusé, en tout cas mis en cause : plus on avance, plus il s’anime, prend des couleurs dans tout ce bain intense de noir-et-blanc sans cesse dosé et ausculté. Le sang lui monte aux joues : d’où la justesse, la précision d’intelligence du lapsus de Schlöndorff disant “sanguinaire” au lieu de “sanguin” – et Dieu qui converse aujourd’hui avec notre ami pas disparu, sait à quel point Robbe-Grillet cinéaste aurait entendu avec plaisir ce glissement progressif : ce sang qui coule, le “cruor” origine de “cruauté”. Pour moi le clou du commentaire solide et fin de Schlöndorff, son point de capiton, sa pointe “pointiert”.

Imprévu, l’événement qu’est ce document commenté s’impose d’emblée : un film mythique est vu soudain démythifié sans s’en trouver dévalué, tout au contraire enfin offert sinon comme mythe, au sens de Lévi-Strauss, en tout cas comme mythologie au sens de Roland Barthes. Parfois traité en aboli bibelot d’inanité, voici qu’une décision (Catherine Robbe-Grillet, Bernard-Henri Lévy, Olivier Corpet) le fait émerger entier dans sa mesure du monde auquel il se mesure, cette géométrie sans concessions : intact dans ses arêtes d’architecture, rudement tracées par un volontarisme dur à soi-même, humain aux autres, selon une science de la patience, une guerre de l’aguet, de l’acuité  -qu’on nous montre assorties plus qu’assistées d’une équipe d’alpinistes de haute montagne en train de créer le sommet à conquérir sans jamais se plaindre de ne pas l’apercevoir, voués à la confiance en leur premier de cordée, cet “il” plus étrange encore, sinon être-ange, encore moins étranger, que celui du temps qu’il fait. Il joue d’une froideur bien plus glaciale que celle de l’hiver : le sang-froid. Plus sanguinaire que les sanguins.

Volker Schlöndorff, alors “deuxième assistant” (au côté de la scripte Florence Malraux), donne à comprendre dans l’enjouement, sans nuance de dépit, à quel point celles et ceux qui étaient censés travailler à cette vision le faisaient à l’aveuglette, découvrant que dans cette entreprise tout le savoir-faire visait à annuler le faire-savoir. Il s’est bien fait avoir et il le sait ; mais nous en sommes tous là – et pourquoi pas Resnais le premier ? Quant à Robbe-Grillet… « Voire mais », disait Panurge.

Peu importe : à se laisser prendre au jeu de ce film, on peut perdre, mais on gagne toujours. La promenade parlée de Schlöndorff est le témoignage affirmatif, et non l’aveu, d’un de ces acteurs non comédiens, de ces effacés qui s’activent sans ignorer que leurs actes ne se verront pas. Tout au service de cet “Action !” qu’un seul prononce. Certes il n’a pas su, et les autres avec lui, ce qu’ils étaient en train de faire, mais qui peut prétendre en avoir plus “su” lors des projections, et depuis ? Aujourd’hui le film continue de créer dans les regards la même incrédulité, ou amnésie, ou simulation, ou indifférence, ou ruse, ou débilité, qui émanent – mais attention, cautionAchtung : sans “psychologie” ! Horresco referens ! – de cet admirable corps sans organes, l’actrice agie, chargée d’une force de gravité proportionnelle à son absence de poids, à son hors-sol : planète avec ses satellites, elle plane.

Autour d’elle tout tourne ; dans le film, bien sûr, mais encore plus sur le tournage, ne cessent de répéter ces images maladroites griffonnées en marge. Et leur commentateur enamouré en rajoute : une diva assoluta, hors du réel et là si proche, une désincarnée à qui l’on tient la jambe. Cependant soumise à l’impérieux M. Marcus, le coiffeur jalousé pour ce pouvoir sur elle dont il abuse de toute évidence, attaquant violemment les mèches rebelles à coups de laque vaporisée comme on va bombarder le Vietnam et matraquer les étudiants, comme on tue des moustiques : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes ! » Prêtre de la déesse, cette D.S., Delphine Seyrig, à l’époque de la DS de Citroën et Barthes.

Le commencement de la sagesse chez l’analyste, le sémiologue, est une honte de ces laides étiquettes sur leurs casquettes si elles sont ressenties comme menaçant de détruire en expliquant. Alors que leur beau souci doit être d’atteindre, mais pour l’exalter, la merveille des merveilles : ce qui fait l’or des œufs, mais sans nuire à la poule. Sertir le diamant, léger morceau de glace apparente, issu d’excès extrêmes de températures et de pressions. Galerie des glaces à lui tout seul, multipliant les angles de vues et les écrans. La Règle du Jeu a mis en ligne, comme on jetterait des perles (devant quels animaux ?), ce petit bijou qui reflète un joyau, une pierre unique sur le diadème du cinéma art souverain, lançant des feux de vertiges d’une froideur translucide. Buisson ardent sur le thème d’une flamme éteinte, mais lumineuse, qui continue de brûler, de faire souffrir.

La froideur de ce film fut “dénoncée” : cette pellicule était de glace, l’écran de cinéma devenait la dangereuse surface d’un lac gelé… Ô Alexandre Nevski, ô Eisenstein ! Les chevaliers de l’Ordre teutonique en train de sombrer noyés par le poids de leurs cuirasses, de la glace du lac sur laquelle ils chevauchaient en toute puissance l’instant d’avant, leurs manteaux blancs surnageant entre les zigs-zags de la fracture, éclair qui vient de les foudroyer… La rupture, la glace qui craque, dans le documentaire livré par La Règle du Jeu, avec la voix de Schlöndorff en guise de musique de Prokofiev, c’est tout à coup l’eau glauque où s’aperçoit l’obscénité du refoulement, avec une petite ville allemande ordinaire au nom qui ne peut plus l’être, Dachau. Ce nom qu’elle n’a pas voulu changer : qu’elle a voulu ne pas changer. Comme si son ancienneté devait l’emporter sur un… détail.

Elle est filmée ici comme un grenier ou une remise du château. Eclate alors l’évidence de ce qui fut dans l’Allemagne d’Adenauer-Erhard, dans les années dernières d’amnésie avant Willy Brandt à genoux à Varsovie, un véritable devoir de non-mémoire. Ces quelques minutes sont un coup de poing fracassant pour rappeler quel’Année dernière à Marienbad, film qui expose en 1961 la notion d’oubli comme réalité et/ou discours, fut conçu par le même réalisateur que Nuit et brouillard, 1955, premier film à briser la pellicule de glace du déni, à le contraindre dans le début d’un grand dégel soit à se démasquer en négationnisme, soit à accepter de lâcher prise. Resnais amena l’Europe à cesser de nier que certaines de ses années dernières devaient être ses premières, précisément parce qu’elles étaient “les dernières des dernières” : ces années noires sur lesquelles on mettait un blanc.

La Règle du Jeu se propulse par son cadeau au firmament de la cinéphilie la plus chic et cossue, à la hauteur de son nom choisi de film mythique : Resnais avec Renoir, Leiris pas loin, on a vu pire. L’aura de l’Année dernière à Marienbad se voit déglacée selon l’art de la cuisine, et reglacée selon celui des confiseurs. Elle est dégelée par la voix printanière de Schlöndorff, plus jeune, libre et alerte dans son texte que sur les images où on aperçoit sa “bobine”, dans ces bobines retrouvées. «Vom Eise befreit / Sind Strom und Bäche » : à la façon de Faust rajeuni, « De la glace libérés / Sont courant et torrents », Schlöndorff établit un contact direct, de plain pied, de plénitude d’accès. Nous dessinons avec lui des graviers sur du contreplaqué comme des enfants construisent des cabanes dans les forêts.

L’objet filmique artisanal nouveau, modeste, est réussi par son effet d’élégance, mais aussi parce qu’il  rejoint le célèbre long métrage dans la raison d’être qui ne cesse de s’y dévoiler en prenant de plus en plus de champ : une éthique de la vérité comme fondation, et non comme fond, qui ne peut consister que dans une levée de l’amnésie, du Léthé, aléthéia. Le libre impératif, catégorique, de dire ce qui fut, a été : nous retiendrons que ce grand film sur l »“été” fut tourné en hiver.

Le petit documentaire éloignera les anciennes arrière-pensées sur le glorieux film météorite chu d’un désastre obscur, en le donnant au plus près et avec naturel comme un traveling arrière devant quelqu’un qui s’avancerait : acrobatie perçue mais invisible.

Cet entraînement par le « Moteur ! » efface toute notion de regret, de nostalgie, de jamais plus. Quand le passé est rendu tellement présent, il se convertit en santé, en énergie. “Super”, comme on dit en allemand !