Retour sur les deux duels télévisés Mitterrand-Giscard

François Mitterrand était bon avec les mots ; il était bon en mots. Il était bon en bons mots. Il était également un excellent pongiste : le 27 décembre 1933 (un mercredi), il bat Petiot en cinq sets. Personne ne sait ce qu’est devenu Petiot ; quand on est bon en mots et qu’on est bon en ping-pong, ça fait mal quand on fait des matchs de ping-pong de mots : nous savons tous ce qu’est devenu Giscard après le débat télévisé du 5 mai 1981 : « Vous êtes l’homme du passif ». Mais ce revers de ping-pong, pour génial qu’il soit, est le plus lent de l’histoire ; et cette répartie est la plus longue de l’histoire.

En 1974, Giscard gagne le débat (et remporte (donc ?)) les élections présidentielles sur deux petites phrases en direction de Mitterrand : « Vous n’avez pas le monopole du cœur » et «Vous êtes un homme du passé ». Giscard ne croit pas si bien dire ; car pendant sept longues années, Mitterrand, qui vient de se faire mettre KO par cette réplique, et n’a rien trouvé à répondre sur le coup, va ruminer sa réponse, sa répartie : sept ans après, sept longues années durant, il va réfléchir à une défense, à une contre-attaque, pas une défense en général, pas une contre-attaque sur le chômage ou sur la récession économique, mais une contre-attaque à cette phrase-là, à cette phrase de 1974, à cette saillie ancienne de sept ans ; c’est par cette phrase-là que Mitterrand veut vaincre, c’est par la phrase qui l’a fait tomber qu’il veut se relever. Il veut se relever par le biais de cette phrase qui, pendant sept ans, de 1974 à 1981, n’a pas trouvé en face d’elle la moindre opposition, le moindre trait d’esprit, mais seulement du silence, de l’humiliation et de la mort.

Peut-être que François Mitterrand a trouvé la réponse, celle du « passif », quelques minutes après le débat (ou même pendant le débat), et peut-être n’a-t-il vécu pendant sept ans que pour renvoyer le passif au passé, pour rendre le coup du passif au coup du passé. On voit bien que la phrase a été ruminée, mâchée et remâchée, pendant des nuits entières, des mois et des années, qu’elle était là, toute prête, le jour du débat de 1981, pour répondre à celle du 10 mai 1974. Revanche, vengeance et symétrie : Mitterrand répond à un 10 mai par un 10 mai… Il répond au 10 mai 1974 (« Vous êtes l’homme du passé ») par le 10 mai 1981 (victoire à l’élection présidentielle).

Extrême talion : du 10 mai en réponse à du 10 mai, et du passif en réponse à du passé ; (et du présent en réponse à du passé) ; (et du futur avenir en réponse à du passé passé) ;exactitude de la réplique, raffinement dans la contre-attaque, extrême précision. Il joue sur les mots, il joue sur les dates. Il joue avec les mots. Il joue avec les dates.

La réponse de Mitterrand, son tac au tac en différé a attendu son heure, quelque part dans son crâne, pendant tout le septennat de Giscard. La réponse était là, stagnante, prête, dans le coffre-fort du crâne de Mitterrand, prête à jaillir, prête à blesser, mais blottie, mais mise à l’abri, mais tenue au secret, comme la formule du Coca-Cola. Cachée comme une arme politique, un missile nucléaire, une tête d’ogive politique, une simple petite réponse qui pourrait, qui pourra, faire enfin basculer le pays dans la gauche, après vingt-trois années de droite. Conservée au chaud, au frais. Conservée. En réserve ; un Scud. Son énergie potentielle avait hâte de se transformer en énergie cinétique.

Cette phrase, cette réponse, « Vous êtes l’homme du passif », cette répartie avec sept ans de retard, cette répartie retournée mille et mille fois sous la langue, chaque jour, chaque nuit, cette répartie boule dans la gorge, qui ne demandait qu’à se retrouver, le plus vite possible, en l’an 1981, cette répartie vengeresse, cette répartie rancunière faisait pourtant bien de Mitterrand l’homme du passé : l’homme qui n’oublie pas une phrase du passé, une certaine phrase du passé ; une phrase du passé qui n’est pas passée. Qui n’est pas près de passer ; qui n’a toujours pas été dépassée. Digérée. Alors le « Et vous, vous êtes l’homme du passif » libératoire, il attend son heure ; on a l’impression que Giscard a lancé sa phrase assassine depuis une étoile lointaine et que la réponse de Mitterrand, lancée immédiatement après, a dû traverser la galaxie pour nous parvenir, pour parvenir aux oreilles de son adversaire. Un système solaire sépare l’attaque de la riposte. Mitterrand n’est pas à ça près ; il a attendu une vie pour se construire un destin ; sa phrase peut attendre quelques années pour détruire celui d’un autre.

Mais la partie n’est pas encore gagnée. En 1981, sept ans après, la phrase de 1974 de Giscard est hors sujet. Il faut donc remettre le sujet sur la table ; Mitterrand doit absolument recaser sa répartie mûrie pendant 2552 jours, soit 6 ans, 11 mois et 25 jours. Il faut donc qu’il reconstruise un contexte, qu’il bâtisse une structure cohérente, dans le discours, dans le débat, afin qu’il injecte le fameux poison dans sa proie.

Quand il s’installe à la table, Mitterrand n’a que ça en tête : sa petite phrase uppercut, sa bombe à retardement, son débotté différé, son improvisation réchauffée, son trait d’esprit ressassé, sa fusée rétrospective. Tout ce qu’il va dire sera une sorte de filet tendu, un piège rhétorique pour que toute la conversation converge vers la question du passé, le fameux « passé » de la fameuse phrase de Giscard. Qu’on puisse, enfin, rétorquer le passif au passé. Qu’on puisse, génialement, opposer le passif de 81 au passé de 74. Evidemment, Giscard n’est pas bête ; il ne va pas utiliser deux fois la même arme : il ne va pas prononcer de nouveau la même sentence, la sentence de 74. Il faut reprendre le contexte à la main, artisanalement : c’est laborieux, c’est vaniteux, c’est un peu gros, mais Mitterrand le fait quand même, il y va : « Vous m’aviez dit il y a sept ans que j’étais l’homme du passé : vous êtes devenu entre-temps l’homme du passif. »

Ce sera donc à moi, se dit Mitterrand, de prononcer la sentence de Giscard-74. Moi, Mitterrand-81, je vais être obligé de me faire le ventriloque du Giscard-74. Ma réplique est à ce prix : je dois, masochistement, pour placer mon bon mot de 1981, mon passif, rappeler le bon mot de Giscard en 74, son passé.

Cette réponse, qui a fusé à la lenteur de sept ans, il l’a gardée en lui, sous le bras, dans sa tête, sur un morceau de papier imaginaire, comme un talisman, une blessure secrète. Il savait que l’heure viendrait de la placer ; il fallait que toute sa vie converge vers le placement, le plaçage de cette réponse, de cette réplique. Réplique : suite du dialogue comme si ce dialogue ne s’était pas vraiment interrompu, ou du moins par une minuscule parenthèse de rien ; comme si, au pied de la lettre, il ne s’était RIEN passé entre les deux débats : juste le septennat de Giscard ! C’est-à-dire, effectivement : rien. C’est ça aussi que Mitterrand veut dire ; c’est un déni de réalité ; un déni d’histoire ; un déni de légitimité.

Mitterrand aurait dû être élu en 1974 ; en répliquant à Giscard à 81 ce qu’il aurait dû, ce qu’il eût dû lui répliquer en 74, il rectifie l’histoire ; il veut que l’histoire suive le cours qu’elle aurait dû suivre : il remet l’histoire de France dans le droit chemin ; il la rature, la recommence, lui fait repasser les plats, elle qui ne repasse jamais les plats. Il fait de l’histoire à rebours ; il redonne une chance à ce qui n’en a pas eu ; il nie son prédécesseur, et la légitimité de son prédécesseur. Il panse sa blessure avec l’arme de celui qui l’a blessé, boomerang politique, historique, boomerang électoral ; et boomerang verbal – et boomerang humain.

La réplique de Mitterrand, le coup du « passif » en réponse tardive, inespérée, au « passé » est plus qu’une réplique assassine destinée à le venger d’un Giscard qu’il n’estime pas. En gagnant les élections en 1981, Mitterrand ne gagne pas l’élection de 1981 : il gagne l’élection de 1974. Il remporte en 1981, qu’importe, mieux vaut tard que jamais, l’élection de 1974. Il ne vient pas gagner quelque chose de 1981, il vient corriger quelque chose de 1974. Il n’est pas concentré (pas concerné) par l’année 81 : il opère sur du 74 sept ans après. Il n’est en 81, il est en 74 sept ans après. Il n’est pas victorieux en 81, il finit par être victorieux à l’élection de 1974 en 81.

L’élection de 1981 n’a jamais été pour Mitterrand l’élection qui a suivi celle de 1974 : il n’a jamais pensé, en pensant aux présidentielles de 81 : « ce sont les prochaines élections » ; non : pour lui, les élections de 1981, ce sont toujours les élections de 1974 qu’il s’agit de rejouer ; il s’agit toujours du vote de 74 qu’il s’agit de rectifier. Les élections de 1981, ce sont les élections de 1974 revues et corrigées. La présidentielle de mai 81, c’est la présidentielle de mai 74 mais avec un Mitterrand au point. Un Mitterrand prêt. Un Mitterrand qui, cette fois, sait quoi répondre. L’élection de 1981 n’est pas l’élection de 1981 : elle est l’élection de 1974 qui passe une deuxième fois à la portée de Mitterrand ; il ne s’est rien passé (du tout) entre 1974 et 1981 parce que « 1981 », c’est le mot actualisée, c’est l’expression à la mode pour dire « 1974 ». L’élection de 81, c’est la version officielle de l’élection de 74.

Ce qui compte, hein, ce ne sont pas les dates des années (74, 81), ce qui compte, ce sont les dates des jours et des mois : 10 mai une fois, 10 mai deux fois. C’est le même 10 mai (74 ? 81 ? Qu’importe, c’est anecdotique). C’est le concept de « 10 mai » qui compte. C’est du sur-place de 10 mai. Un jour sans fin : entre le 10 mai 74 et le 10 mai 81, il n’y a pas une seule seconde qui se soit écoulée : on est resté dans le même 10 mai immuable et identique, constant. Un 10 mai perpétuel, un 10 mai plus long que les 10 mai normaux parce qu’en durée réelle il a duré sept ans, mais un 10 mai quand même et le même 10 mai. Giscard n’a pas gouverné la France, même pas un jour : du 10 mai au 10 mai, faites le calcul, il n’y a aucune place pour qu’une seule journée, une seule nuit, une seule heure s’écoule.

Le 10 mai 81, c’est la version actualisée, la version remaniée, la version originale, la version directors’cut du 10 mai 74. Le 10 mai 81, c’est le 10 mai 74 avec le final cut. Le 10 mai 81, c’est la forme définitive du 10 mai 74. C’est sa forme historique. Le 10 Mai 1981, c’est le 10 mai 1974 avec une majuscule.

Voici le débat de 1974 en accéléré :

JACQUELINE BAUDRIER
Nous vous remercions, messieurs, d’avoir accepté cette rencontre.

ALAIN DUHAMEL
Des chronomètres sont en place qui permettront de mesurer exactement le temps de parole utilisé par chacun des deux candidats.

JACQUELINE BAUDRIER
Monsieur Valéry Giscard d’Estaing, le tirage au sort vous a désigné pour ouvrir cette discussion, donc vous avez la parole.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Quelle est l’utilité de ce débat, à quoi peut-il servir ? Je dirai tout simplement que la vie des Français sera différente suivant que c’est François Mitterrand ou moi-même qui sera élu Président de la République.

FRANÇOIS MITTERRAND
C’est vrai que ce ne sera pas la même chose, c’est vrai qu’il n’y aura sans doute plus, certainement plus, monsieur Messmer. C’est vrai qu’il n’y a aucune chance avec moi qu’il y ait un quatrième gouvernement Messmer.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
L’Assemblée nationale ne pourra pas soutenir le programme que vous proposerez.

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous devriez moderniser vos lectures, lisez la Constitution.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Ne me donnez pas un cours de droit constitutionnel ; j’ai lu la Constitution autant que vous, avec cette différence que, comme je l’ai adoptée, je la connais par l’intérieur, alors que vous l’avez combattue, vous la connaissez par l’extérieur…

FRANÇOIS MITTERRAND
Depuis que vous êtes candidat, vous n’avez plus rien fait.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Je ne sais pas quelle idée vous avez de la vie publique, mais lorsque je mets en cause quelqu’un, je lui laisse le temps de répondre.

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous ne devriez pas parler ainsi, monsieur Giscard d’Estaing ! Gardez le ton qui convient…

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Les problèmes très importants, monsieur Mitterrand, nous nous en occupons quotidiennement.

FRANÇOIS MITTERRAND
Peut-être pourrions-nous avancer. Voyez-vous, le « changement sans risques », dont vous avez parlé, il est sans risques, naturellement, pour des gens comme vous.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Qu’appelez-vous, monsieur Mitterrand, « des gens comme nous » ?

FRANÇOIS MITTERRAND
Des gens qui appartiennent à une certaine caste sociale.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Mais, monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le droit de dire des choses pareilles !

FRANÇOIS MITTERRAND
Je vous en prie !

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
C’est une caricature, c’est une caricature que les Français ne reconnaîtront pas.

FRANÇOIS MITTERRAND
Eh bien, essayons d’approfondir cette discussion.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Non, non, monsieur Mitterrand, il ne faut pas procéder par affirmations.

FRANÇOIS MITTERRAND
Je vais les démontrer, si vous m’en laissez le temps.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Il faut mettre ses conclusions à la fin de sa démonstration et non pas au début.

FRANÇOIS MITTERRAND
La démonstration, vous l’avez apportée depuis dix ans. Lorsqu’elle achète son huile, la ménagère constate qu’en 1969, elle payait 2,88 francs et aujourd’hui 6,65 francs ; augmentation qui, je crois, doit dépasser 130 %…

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
D’où vient cette huile, monsieur Mitterrand, puisque vous voulez prendre des exemples précis, d’où vient cette huile?

FRANÇOIS MITTERRAND
Elle vient de l’arachide.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
La production d’arachide est entièrement importée… Vous avez pris un très mauvais exemple.

FRANÇOIS MITTERRAND
Le SMIC qui était de 64 % du salaire moyen en 1950 n’est plus aujourd’hui
que de 53 %…

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
En quelle année, monsieur Mitterrand ?

FRANÇOIS MITTERRAND
En 1950.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Il n’existait pas !

FRANÇOIS MITTERRAND
C’était le SMIG…

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Cela n’a aucun rapport. Cela n’a aucun rapport. C’est une notion différente.

FRANÇOIS MITTERRAND
Je vous en prie, ne faites pas ce genre de choses. Ne vous abaissez pas à cela…  Nous savons très bien de quoi nous parlons.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Il faut parler de choses précises, le SMIC existe depuis 1969, le SMIG est une autre notion, monsieur Mitterrand.

FRANÇOIS MITTERRAND
Le SMIC baisse par rapport au salaire moyen. Vous savez combien ont disparu de commerces d’alimentation au cours de ces dernières années, disons… depuis neuf ans ?

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Vous avez déjà  cité ce chiffre…

FRANÇOIS MITTERRAND
J’aimerais vous rappeler l’idée que vous vous faisiez, avant de m’interrompre, de la liberté d’expression ! Je vous renvoie le compliment !

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
À partir du moment où nous discutons de chiffres il faut discuter de chiffres exacts… Mais je répète, monsieur Mitterrand, vous cherchez à égarer cette discussion sur le passé. Les Françaises et les Français ne veulent pas refaire l’élection de 1965. Ils veulent faire l’élection de 1974.

FRANÇOIS MITTERRAND
On ne change pas de politique sans changer les hommes.

JACQUELINE BAUDRIER
Monsieur Giscard d’Estaing, voulez-vous répondre?

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Je préférerais que monsieur Mitterrand réponde. Nous en sommes encore en 1945, il est temps d’en venir à 1974.

FRANÇOIS MITTERRAND
Nous sommes encore en 1974.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Vous permettez, de toute façon, c’est à moi d’avoir la parole.

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous vouliez me la rendre, mais vous préférez la reprendre.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Non je la reprends tout de suite, parce que je ne veux pas laisser répandre des insinuations de votre part.

FRANÇOIS MITTERRAND
Non pas des insinuations, mais des affirmations et des accusations.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Des affirmations d’allure insinuante.

FRANÇOIS MITTERRAND
Ne détournez pas la conversation.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
J’ai noté que, dès qu’il s’agissait de parler de l’avenir, vous ne pouviez pas… Vous n’en parlez pas, monsieur Mitterrand, il y a déjà une heure que nous sommes ici.

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous devriez m’écouter jusqu’au bout, la polémique ne servira pas notre entretien.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Monsieur Mitterrand, j’ai compris. Il m’a fallu du temps pour le comprendre : cela ne me paraît pas un point essentiel, que pour vous le changement se réduisait à me voir partir du ministère de l’Économie et des Finances.

FRANÇOIS MITTERRAND
Le changement, c’est de faire autre chose que ce que vous avez fait pour rétablir la justice sociale.

FRANÇOIS MITTERRAND
Le moment est venu, monsieur Giscard d’Estaing, depuis longtemps, où il aurait fallu utiliser la richesse créée par tous, afin que le plus grand nombre vive. C’est presque une question d’intelligence, c’est aussi une affaire de coeur. Je parle de l’avenir, monsieur Giscard d’Estaing…

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Oui mais vous parlez de l’avenir en prenant sur mon temps, monsieur Mitterrand…

FRANÇOIS MITTERRAND
C’est ma candidature et mon programme d’action qui permettront demain à la France d’engager la grande aventure.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
D’abord, je vais vous dire quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du coeur. Vous n’avez pas, monsieur Mitterrand, le monopole du coeur, vous ne l’avez pas.

FRANÇOIS MITTERRAND
Sûrement pas.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
J’ai un coeur, comme le vôtre, qui bat à sa cadence, et qui est le mien. Vous n’avez pas le monopole du coeur. Et ne parlez pas aux Français de cette façon si blessante pour les autres. Monsieur Mitterrand, personne n’a le monopole du coeur, personne n’a le monopole de la justice.

FRANÇOIS MITTERRAND
Encore faut-il expliquer une politique. Et je regrette que vous ne m’ayez pas écouté davantage au cours de ces dernières semaines; il est vrai que vous aviez vous-même beaucoup de choses à faire.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Et réciproquement.

FRANÇOIS MITTERRAND
Je vous en prie, je ne vous ai pas interrompu.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Je suis encore en retard sur vous, monsieur Mitterrand.

FRANÇOIS MITTERRAND
Je ne vous ai pas interrompu.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Monsieur Mitterrand, nous sommes bientôt à la fin du débat…

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous m’avez encore interrompu.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Je vous ai interrompu, monsieur Mitterrand, parce que vous parlez toujours plus que moi et que j’ai droit à l’égalité du temps de parole.

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous avez battu tous les records de la hausse des prix.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Dans votre plan de six mois, il y a des dépenses, c’est-à-dire un déficit budgétaire, l’apparition d’un déficit budgétaire dont tous les Français savent, qu’ils soient économistes ou qu’ils ne le soient pas, que c’est un facteur d’accélération de l’inflation.

FRANÇOIS MITTERRAND
La diminution de la TVA atteint 3 milliards, et non pas 12, comme vous l’aviez prétendu dans un précédent débat parce que vous aviez compté, parmi les produits de première nécessité, le homard et le caviar.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Monsieur Mitterrand, soyons sérieux ! soyons sérieux : le homard et le caviar ne font pas 9 milliards de francs. Les Français consommateurs le savent parfaitement.

FRANÇOIS MITTERRAND
Je vous en prie, ne détournez pas la conversation ! ! Ne détournez pas la conversation.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Vous n’allez pas prétendre que la différence c’est le homard et le caviar, monsieur Mitterrand, allons !

FRANÇOIS MITTERRAND
Vous les aviez englobés, d’une façon très spécieuse, mais peut-être avez-vous cru que c’était aussi nécessaire que la brioche en 1789.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Nous parlons sérieusement. La différence entre 3 et 12 milliards par an, ce n’est pas le homard et le caviar.

JACQUELINE BAUDRIER
En principe, il faudrait que vous puissiez conclure.

VALÉRY GISCARD D’ESTAING
Je suis en retard parce que M. Mitterrand parle plus que moi et que je m’efforce, de temps en temps, d’avoir accès au droit à la parole. Nous sommes là pour parler simplement des choses. Il y a l’élection présidentielle, il y a deux candidats, il y aura toujours deux candidats : ce sera vous ou ce sera moi. Alors, maintenant, ma conclusion. Ce qui m’a frappé, ce qui me frappe dans ce débat, monsieur Mitterrand, je vous le dis très simplement, c’est que vous êtes un homme du passé. On ne peut pas parler de l’avenir avec vous, on a l’impression que l’avenir ne vous intéresse pas. Et, dans cette élection présidentielle, si je représente quelque chose, si je crois à quelque chose, c’est à l’avenir de la France.

FRANÇOIS MITTERRAND
Ce que vous voulez faire, il fallait le faire quand vous le pouviez. Qu’est-ce qui vous en a empêché ? Moi, je me sens, comme vous, monsieur Giscard d’Estaing, je me sens très présent. Nous sommes le présent, vous et moi, ce soir.
Mais pour l’avenir, tous les deux, chacun à sa manière, on peut travailler pour la France sans être Président de la République, heureusement. Mais voilà que ma mission, mon rôle, c’est peut-être (vous en déciderez) d’être demain le Président de tous les Français. Il faut aimer la France — je crois que c’est le cas des deux candidats; il faut aussi aimer les Français. C’est ça, l’avenir.

Un commentaire

  1. Tout le monde semble se plaindre que la politique ne soit plus qu’affaire de télégénie et de communication – au sens le plus restreint, qui galvaude la vraie signification de ce mot. Ayant revu il y a peu le débat Sarkozy-Royal, on voit que le niveau a baissé de quelques crans, mais l’exercice n’a pas franchement changé. Faut-il mettre en cause la formation des avocats et celle des énarques ou bien les participants eux-mêmes ?
    Attendons 2012, qui sait ? (Moi, j’ai une intuition).

    Je vous ai lu avec intérêt et plaisir, merci pour cet article.