Il me semble avoir saisi quelque chose d’important dimanche soir dernier à l’issue de la soirée donnée par les éditions Denoël pour le lancement de l’ouvrage « les jours redoutables » de Jean-Luc Allouche (le livre, que j’ai lu depuis, est un essai remarquable sur le conflit israélo-palestinien. Sans manichéisme, alliant connaissance approfondie du sujet, sensibilité et  sens aigu du politique, Allouche approche la vérité de chacun des deux peuples. Ses pages délivrent un peu de clarté aux jours si souvent  promis sombres.) Tandis qu’autour de moi on trinquait, je fêtais intérieurement une autre nouvelle. La prestigieuse maison d’édition allemande Karl Blessing Verlag – sorte d’ « Edition de Minuit » d’Outre-Rhin – avait l’avant-veille acheté les droits des « derniers jours de Stefan Zweig ». Mon roman « allemand » allait paraître dans la langue de Goethe ! Au hasard des rencontres, au milieu d’autres invités du patron de Denoël, Olivier Rubinstein,  je croisais André Glucksmann, un homme que je n’avais jamais rencontré auparavant. Contrairement à l’image que je pouvais en avoir à travers ses interventions ou ses livres, je découvrais quelqu’un plein de légèreté et d’humour. Les rides qui creusaient son visage, ne venaient pas à l’évidence seulement du poids des années. J’avais depuis mes vingt ans toujours admiré la figure de Glucksmann et mon admiration n’avait pas même été entamée par ses positions – opposées aux miennes– sur la question irakienne et le vote présidentiel. Chez lui et dans ses textes, le bouillonnement d’intelligence pure et de courage forçaient le respect. Ce que j’appris en lui parlant n’avait rien à voir avec le Moyen-Orient, ni avec la Georgie ou le peuple tchétchène. Même si en quelques phrases jetées sur la situation politique internationale, Glucksmann en dit plus long que la plupart des éditos sur la question. Il ne s’agissait pas de cela. Tandis que nous  évoquions sa passion pour Dostoïevski – thème de l’un de ses derniers ouvrages– je lui posais cette question sans doute un peu triviale. Je lui demandais pour quelles raisons il n’avait jamais écrit de romans (le rapport des philosophes avec le romanesque m’avait toujours questionné. J’avais trouvé nombre d’éléments de réponses dans l’ouvrage de Bakhtine « Esthétique et théorie du roman »). A ma question, Glucksmann répondit sans une hésitation : « J’admire trop Proust, et Musil et Kafka pour écrire un roman. » Sur le moment, je ne trouvais à rétorquer. Que répliquer à cela ? Je me jugeais même soudain indigne, moi qui n’étais pas Glucksmann, d’oser écrire des romans. En rentrant, la question m’obsédait. Mon sentiment de culpabilité s’atténua quelque peu en songeant que Glucksmann avait écrit des livres de philosophie après Platon et Hegel. Mais cela ne suffisait pas. Traversant Paris dans les embouteillages d’un dimanche soir, j’eus, – précisément  sur la rue de Rivoli à hauteur de  la Samaritaine – une sorte d’éclairage plus intense que celui des feux des voitures à l’arrière. Oui, à l’évidence, un écrivain vénère Proust et Kafka autant qu’un philosophe peut le faire. Mais l’œuvre de Proust ne barre pas la route d’un écrivain. L’ombre portée de Kafka n’assombrit pas son horizon. Bien au contraire. L’écrivain se saisit de ces chefs d’oeuvre comme d’un marche-pied. En lisant « la Recherche », les yeux du romancier captent mille pépites. L’écrivain se réchauffe aux feux brûlants de l’œuvre kafkaïenne. Ces œuvres-là éclairent sa route sur son chemin de solitude. L’écrivain est dans la situation du héros du « Château ». Il utilise les grands romans comme des lanternes dans sa marche ininterrompue sur les routes sinueuses qui conduisent son destin de romancier, cette route vers les sommets et les abîmes de nulle part. Ces œuvres des génies, il les admire mais d’une admiration indemne de toute forme de vénération. Le génie littéraire n’est aux yeux du romancier pas comme un dieu jaloux mais comme un frère qui tend la main. Chez l’écrivain, il y a ce sentiment qui échappe à la raison, cette impression venue de je ne sais où, ce sentiment inavouable, non pas qu’il peut ETRE Proust ou Kafka, mais qu’il peut à force de travail, d’abnégation entrer dans la famille. Mieux, et sans doute moins explicable, l’écrivain naît en sachant qu’il fait partie de la famille. Oui, il entre en littérature le jour où il saisit cela. Là, devant, vit tout un univers. Il peut prendre tout, et dérober le fruit défendu – et rien n’est défendu à un romancier. Une mer immense s’offre, un océan de mots, un flot de paroles, où s’agitent au loin les tempêtes des passions humaines. Le philosophe, le biographe, l’universitaire restent sur la rive. L’écrivain plonge dans l’écume, brave les vagues au risque de s’y noyer. Le romancier est un être qui redoute le monde, pour qui sortir de chez soi est déjà une aventure, mais qui, en son âme et conscience, n’a peur de rien. Et même si inexorablement, il finira comme la plupart de ses cousins, en fils indigne, en rejeton raté, il aura accompli cette vie de voyage intérieur convaincu d’avoir marché au milieu des siens. Et chaque génération d’êtres humains produit ces êtres un peu fous qui viendront relever le défi. Et dont l’ambition se brisera sur la roche des réalités. « Etre Victor Hugo ou rien ». Un philosophe est trop intelligent pour croire à ces chimères. Sa raison lui interdit ces rêves de dément. En revenant chez moi, je retrouvais les livres de Bakhtine dans ma bibliothèque. Je relus la préface d’« Esthétique et théorie du roman », et découvris que Bakhtine dans un autre de ses ouvrages, son « problème de la poétique de Dostoïevski » avait écrit : « Rien de définitif ne s’est encore produit au monde, le dernier mot du monde et sur le monde n’a pas encore été dit, le monde est ouvert et libre et sera toujours à venir.» Je remis le livre à sa place, plus serein. Voilà, Glucksmann n’écrira peut-être jamais de roman – ses essais après tout suffisent à une vie.  Mais ce n’est certainement pas à cause de Proust. Peut-être est-ce la faute à Voltaire ?