Un des plus grands sculpteurs du XXème siècle et le plus célèbre Anglais de Paris vient de mourir.
Il s’appelait Raymond Mason, c’était un jeune homme de quatre-vingt huit ans qui, avant de s’éteindre dimanche dernier très brutalement et très inutilement – j’élève, cher Raymond, une vive et douloureuse protestation contre la saloperie qui nous a privé de vous,  nous qui aimions, au hasard des rencontres, votre silhouette familière d’amoureux des rues et des ponts de Paris, votre increvable accent anglais, vos merveilleuses scandaleuses fautes exprès de français, votre humour constant – qui, disais-je, arpentait chaque jour Paris à pied depuis son arrivée au Quartier Latin en 1945, s’arrêtait chez les meilleurs fruitiers qui étaient devenus ses amis (les bouchers, les restaurateurs, les marchands de peinture aussi, à commencer par Dubois) pour déguster là une pomme, là un raisin. Nul plus que lui ne s’est plus nourri, n’a plus regardé, aimé, pour mieux en faire les héros vivants de son œuvre, les gens comme vous et moi statufiés sur le vif place Saint-Germain, les étudiants du boulevard Saint-Michel, le petit peuple des Halles ce jour de février 1969 où elles fermèrent à jamais, les voyageurs de l’autobus cher à Queneau, les ouvriers métallurgistes de sa Birmingham natale, la douleur des habitants de Liévin après la catastrophe minière de 1974, les vendangeurs à pleine main du Lubéron, pour tous les  magnifier en pieds et à taille humaine, ou la Foule en quatre-vingt dix neuf personnages aux Tuileries, avec vérité, humanité, grandeur et drôlerie à la fois, dans des bas-relief en bronze glorieux et réalistes, d’impressionnantes sculptures de groupes en résine qui théâtralisaient d’une vie militante et nostalgique les carrefours, les parcs et les églises, en des scènes colorées, belles et drôles et émouvantes comme nos difficiles et néanmoins poétiques existences.
Poète, oui, de l‘humanité  quotidienne, amoureux de ses semblables, ami du genre humain, narrateur infatigable de ses travaux, de ses peines et de ses joies, tel était Raymond Mason, l’habitant légendaire de la rue Monsieur le Prince, à l’élégance primesautière d’aristocrate populaire et mondain. Elève de Henri Moore dans ses jeunes années anglaises, à peine débarqué à Paris, il avait commencé sa vie artistique et Ô combien parisienne en bande, avec Revzani, Jean Cau, Jacques Lanzmann, puis il était devenu l’ami de Picasso, Giacometti, Duchamp, Balthus, Francis Bacon, Cartier-Bresson, Pierre Matisse, n’en jetez plus ! Il a raconté tout ce Paris des arts, de l’amitié, des méchancetés, des mégalos, du génie, de l’alcool et du reste dans Art et artistes, un petit livre de souvenirs délicieux-ironique sur ses contemporains, et chant d’amour en français à sa femme Janine Hao, comme seuls en produisent les étrangers qui savent écrire dans une langue qui n’est pas la leur.
Parfois, il m‘appelait pour corriger les rarissimes fautes d’orthographe et les ultimes anglicismes dont il truffait malicieusement les papiers d’amitié qu’il écrivait sur les expositions de ses contemporains. La dernière fois, ce fut il y a quinze jours.  C’était, à chaque fois, un jeu. Je protestai haut et fort : « Raymond ! Depuis plus d’un demi-siècle à Paris, et vous écrivez encore : « Quand beau sera le temps ». Il en convenait, se rétractait, nous nous battions bec et ongles en tachant de rester sérieux ; je lui représentais  que la pureté de la langue française, merde, ce n’était pas de la plaisanterie ! Et un Anglais qui lui fait honneur, il n’y avait pas mieux que lui depuis Honni soit qui mal y pense ; il fermait les yeux, faisait un sourire, et pour finir, m’abandonnait deux anglicismes, tout en me versant un cognac parfait ;  en bonne Entente cordiale, je lui en laissais deux autres, « pour le plaisir, disait-il, et puis parce qu’après tout, je suis pas français. »
Non, Raymond, vous n‘étiez pas français. Vous étiez plus que cela : anglais et français à la fois, provençal d’adoption, Parisien d’exception et piéton de Paris, dont vous avez dessiné les rues, les palais, les passants, comme nul autre. Et, luttant de toutes vos forces contre la religion en art du Less is more généralisé de notre temps, vous étiez surtout artiste, et parmi le plus grand parmi les derniers qui relèvent encore de l’Art comme grand métier, de ses techniques et de ses savoirs savants, fils de Goya, Daumier et Rodin, homme, oui, de grand métier, de grand’œuvre, visionnaire du monde réel.
Je préparai un livre sur le fils de Tiepolo, non moins peintre et non moins génial que son père et à l’opposé parfait des grandioses mythologies religieuses rococo de ce dernier. Vous seul à Paris aviez le seul livre qui existât sur Giandomenico Tiepolo, que vous aviez trouvé à Rome, dans une librairie aujourd’hui disparue au pied des escaliers de la piazza d’Espagne, un jour des années 60 que vous reveniez de chez votre fondeur et vous rendiez à la villa Médicis causer avec Balthus. Vous me l’avez donné. A une condition : que je n’appelle pas mon livre  Le dernier Vénitien, sous prétexte qu’après ce fils génial de Tiepolo, il n’y aurait plus de peintres  à Venise sinon étrangers, Turner, Monet, Signac, mais Le premier des Modernes, parce qu’à vos yeux (comme aux miens), il précéda Goya de vingt ans. J’essaierai de vous être fidèle.
Vous nous quittez vendredi prochain à 14 H 30, à l’église Saint-Eustache où  vous aimiez chaque dimanche écouter les grandes orgues et monter saluer l’organiste, à l’ombre de votre statue de groupe Le départ des fruits et légumes du cœur de Paris, le 28 février 1969, qui orne toute une chapelle de l’édifice. Ce sera votre départ à vous et le dernier rendez-vous avec tous vos amis, avec Paris que vous avez tant aimé. Nous y serons, très nombreux, à vous dire adieu et merci.
Pour le reste, votre œuvre est là. Nous en ferons longtemps notre bonheur, le grand miroir de notre temps.

12 Commentaires

  1. J’ai été son voisin…
    J’étais libraire au 60 rue Mr le Prince…
    Sa grande silhouette, son accent inimitable, son mouvement de canne et son humour « so british »…Souvent, quand il avait besoin d’un coup de main, il venait me chercher dans mon magasin, arguant du fait que j’avais « des gros bras » !! Et j’adorais rentrer dans son atelier plein de lumière, et de poussière de plâtre…Parfois aussi, quand son fondeur livrait un bronze, mes « gros bras » étaient encore mis à contribution…
    J’ai hélas quitté mon petit magasin de la rue Mr le Prince pour un autre, pas trés éloigné, mais je n’ai appris qu’aujourd’hui le départ de « M’sieur Mason »…
    Une pensée pour sa petite femme, que je voyais aussi trés souvent…
    Bon voyage, M’sieur Mason…

  2. Cher Gilles,
    Qui etes-vous? Je retrouve cet article petillant en ecrivant enfin un article pour le Sculpture Jpurnal ou je vais vous citer. – mais je vous en SUPPLIE – Corrigez les erreurs de francais dans mon premier mail trop hativement ecrit…..

    Je suis tres myope – (Raymond etait myope aussi) – et j’aimais le merveille de faire passer un foule aupres de soi avec le flou de `peripheral vision’ rendu en bronze…

    Anglaise, d’aiileurs, je sais bien qu’on n’aurait jamais dit `Quand beau sera le temps’ – vous inventez ses erreurs – avec beacoup d’amour! Sarah

  3. J’aimais beaucoup le sous-titre que Mason avait donné à son grand relief à propos de la catastrophe de Liévin. « l’hiver, la pluie, les larmes ».

  4. Merci de parler de Raymond avec cette émotion et de lui rendre hommage comme le mérite l’homme qu’il a été et l’artiste qu’il est.

  5. Merci pour cette hommage “au naturel” d’un être vrai, certes authentique, donc véritablement grand et supérieur.

    Nul doute que Raymond Mason va manquer cruellement à tous ceux qui on connu: “le Michel Ange des mômes” ! Manquer à la vielle “Dame” rencontrée en prière, le genou au sol, devant l’ex-voto de St-Eustache ! Manquer aux jeunes qui dessinent encore l’extraordinaire d’aujourd’hui devant sa Sculpture ! Mais aussi, manquer à la critique d’art minimale (encore confuse devant un Art maximal)!

    Une oeuvre demeurera comme un compliment d’humanité à l’époque naturelle (d’avant…).

  6. Monsieur,

    Ca me fais mal que vous avez enlevé mon commentaire (meme s’il à était en anglais ).
    Raymond Mason était un très bon ami.

    Sincèrement, M.Klapholz

  7. I rarely come to Paris,but felt that it was time to see a few exhibitions , and above all to have lunch with Raymond
    Mason, which was usually what happened when I was there. I knew he had been in hospital, but phoned with hopes
    that we could see each other. He answered my call, but was too weak to talk; that was last tuesday, and just a few days
    before he passed away.
    We met in 1983, I had discovered his work at the Pierre Matisse Gallery in New York and later wrote to him c/o the
    Claude Bernard Gallery. He replied warmly and invited me to come to his studio next time in Paris.
    That was the beginning of our friendship.
    Raymond was not in step with his time, but that’s OK. Perhaps that was his great strength–he was one of the few
    contemporary artists to continue in the tradition of Hogarth and Daumier. For me he was a great artist- we will miss you,
    Raymond. My sincere condolances to Janine. Mel Klapholz

  8. En effet, très grand artiste. Quelle tristesse qu’il nous ait quitté… Bravo Gilles pour ce texte et mes condoléances à Janine.
    L’artiste, lui, demeurera grâce à ses oeuvres..

  9. Un très beau et très juste éloge du cher Raymond Mason, avec qui j’ai eu le bonheur de participer à la mise en couleur de son « départ des fruits et légumes », et à la mise en place de l’exposition du grand Cassandre dans la galerie de Janine Hao… Une seule interrogation, il me semble qu’il n’est pas nécessaire de « monter », pour aller saluer l’organiste à Saint-Eustache!

    En toute modestie,

    Jean louis Mennesson