Lorsque l’attachée de presse de Flammarion m’annonça que je devais me retrouver face à Lionel Jospin et Franz-Olivier Giesbert à la Bibliothèque Médicis, cadre somptueux et intimidant de l’émission de Jean-Pierre Elkabach sur Public Sénat, je crus à une plaisanterie. Claire ne mentait pas. Le thème tournait autour du « double ». Lionel raconterait Jospin. Giesbert romancerait FOG. J’étais invité au double titre de « médecin-écrivain » et d’auteur jumelé avec son héros, pour avoir tenté de me glisser dans les pensées de Stefan Zweig dans l’écriture du roman de ses derniers jours.

J’avais déjà lu le livre de Giesbert, « Un très grand amour », nous en reparlerons. Je me précipitai sur celui de Jospin avec un mélange de curiosité et de jubilation. Jospin occupe une place singulière dans les esprits et dans les cœurs. Il inspire un mélange d’affection, de colère, d’agacement et d’apitoiement. On l’a beaucoup comparé à Séguin ces derniers temps. Est-ce si judicieux ? Séguin n’a jamais gouverné la France. Nul n’a jamais pleuré ses défaites, même si sa mort tire aujourd’hui des larmes. Jospin personnifie une espérance et une débâcle. Chacun d’entre nous se souvient où il se trouvait au soir du 21 avril. Pourtant, avec le temps, les circonstances sont devenues atténuantes. La figure de Jospin évoque dorénavant celle de Mendès France. Mendès gouverna, Mendès réforma, Mendès échoua. Même si, dans le registre de la victimologie, il manque à Jospin la détestation absolue dont PMF fit l’objet.

Sommes-nous nombreux à nous souvenir du choc que fut la première apparition télévisée de Jospin ? C’était – je me trompe peut-être – en 1977 et Mitterrand paraissait bien loin du pouvoir. J’étais alors un – très – jeune socialiste de 15 ans. J’ajoutais à la tradition familiale une forme de romantisme ardent, cherchant  ma voix entre Romain Gary et Léon Blum (ignorant alors que je cèderai  à la seule vocation maternelle de compter un fils médecin). Les livres de François Mitterrand s’entassaient sur ma table de chevet à côté de ceux de Stendhal. Oui,  « La paille et le grain », « L’abeille et l’architecte » « ci et maintenant » côtoyaient « le rouge et le noir » et « la chartreuse » ! (Je serais curieux de les reprendre aujourd’hui pour voir comment une telle incongruité a-t-elle été possible ?) Pour forcer le destin, j’écrivis en novembre 77 une lettre à Mitterrand, alors Premier Secrétaire du Parti. Sa réponse resta longtemps encadrée au mur de ma chambre. « Mon cher Camarade, j’apprécie la spontanéité qui vous fait vous adresser directement à moi…. » Lorsque vint 81, les ouvrages de médecine avaient recouvert et Mitterrand et Stendhal et Gary. Plus tard, j’écrivis à François Nourissier, à Jean-Marie Le Clézio. Puis je cessais d’envoyer des lettres. A qui sont adressés les livres que l’on écrit ?

En ce soir-là de 1977, aux « Dossiers de l’Ecran », une sorte d’ange aux boucles brunes se dressa face à Georges Marchais, alors maître absolu quoique déclinant de la Gauche. Le jeune Jospin fit chanceler le patron du PC, resté stalinien dans l’âme – victoire posthume de Léon Davidovitch sur Joseph ? Lionel offrait à tout militant de la gauche non communiste le sentiment d’une immense fierté.

Certains romanciers écrivent comme ils parlent. Dans son livre, Jospin s’exprime dans une langue qui appartient au genre littéraire. S’il s’agit d’une suite d’entretiens, les pages résonnent d’une voix singulière, à la manière d’un roman. « J’ai gardé de cette époque le souvenir de l’importance du silence »… « J’ai partagé avec lui des moments de fièvre et de conquête »… « Il avait l’air heureux d’être là, comme si quelque part mon bonheur lui plaisait. » Parfois il s’agit d’un roman d’aventures – un homme à la conquête du pouvoir. Parfois d’un roman psychologique – un être à la reconquête de lui-même. Parfois c’est le procès verbal d’une gauche en déroute, et parfois un récit sentimental porteur d’une émotion savamment contenue. Ainsi cette évocation du spectacle de Mitterrand dansant avec une petite fille, un dimanche, place Saint Sulpice. Et comme à l’ordinaire, c’est la personnalité mitterrandienne qui exerce le plus puissant pouvoir de fascination sur le lecteur comme sur l’auteur. Jospin fera du paysage mitterrandien – cette terre de contraste imprenable – une approche d’une profonde justesse, sans aveuglement ni reniement.

Je n’eus pas le loisir de le dire au cours de l’émission d’Elkabbach – allez placer un mot à côté de Giesbert… Mais en lisant son livre, Jospin m’a fait songer à quelque chose de Zweig. Son « voyage vers le passé » commence par un « Brûlant secret », ce trotskisme dissimulé. Vient ensuite « la Peur », cette crainte d’être démasqué qui, contrairement à ce qui est prétendu, a dû le tenailler et agiter ses nuits. Il y eut « la confusion des sentiments », devant l’amitié présidentielle affichée avec Bousquet. Puis « le Combat avec le démon », tant furent rudes et basses les attaques de Chirac et de ses proches pendant la campagne de 2002. Le soir du 21 avril sonna la « Destruction d’un cœur ». « La pitié dangereuse » dut être le sentiment des proches. Aujourd’hui c’est « Le soupçon légitime » avec la question du retour en politique qui agite le landernau. Mais surtout, lorsque l’on voit cet homme souriant, à l’aise comme jamais, d’une intelligence comme débridée, osant murmurer ses émotions, enthousiasmant, tellement, qu’il pourrait sans doute entraîner derrière lui, comme un élan populaire, oui, ce qui marque lorsque l’on observe ce Jospin-là, c’est l’« Ivresse de la Métamorphose ».

En sortant de la Bibliothèque Médicis, je repassais par Flammarion, place de l’Odéon. Claire me demanda si j’avais eu le temps de parler de « mon » Zweig. Elle eut la gentillesse de masquer sa déception lorsque je fis non. Mais en quittant les lieux, je n’étais pas loin de penser que l’esprit du monde d’hier avait plané un temps au-dessus de la Bibliothèque Médicis. Au fond, il n’avait été question que de destins brisés, d’humanisme contrarié et de soif de nostalgie.