Grands ancêtres du Mega-Art : Alexandre Calder et ses gigantesques Stabiles de Montréal et Chicago, suivis du Pouce de César à la Défense, d‘Espoir de paix d’Arman à Beyrouth, un empilement de 30 mètres de haut de chars d’assaut coulés dans du béton, et de la Tour aux figures de Dubuffet dans l’ile Saint-Germain à Issy les Moulineaux. Puis ce furent Donald Judd en ses deux ranches et son fort de Marfa, Texas, dédiant des kilomètres carrés au milieu du désert au Minimalisme mégatonnique américain, Christo et ses emballements du Pont-Neuf et du Reichstag. Leur succédèrent Anish Kapoor avec, entre autres monstres, une sculpture d’acier inoxydable de cent tonnes au Millenium Park de Chicago, Cloud Gate, puis l’Ange de la métamorphose, alias Jan Fabre installant au Louvre quarante pierres tombales entre lesquelles rampait un ombilic géant, dans la salle des Marie de Médicis de Rubens, ou encore l’inénarrable Jeff Koons gonflant ses Gonflables chez le Roi-Soleil à Versailles, ou Bernar Venet projetant de poser une barre d’acier de 70 mètres sur l’Arc de Triomphe, ou l’Urb-artiste Dani Karavan créant un Axe triomphal de trois kilomètres à Cergy-Pontoise. Ce furent enfin, hier même, Anselm Kiefer et ses tourelles géantes aux portes de l’Enfer, baptisées Poussières d’étoiles, suivi des Promenades, stèles d’acier minimalistes-maximalistes de Richard Serra, tous deux investissant le Grand Palais comme terrain de Je(u). Aujourd’hui, même endroit, troisième édition de MONUMENTA avec Christian Boltanski, qui présente une gigantesque installation au sol, baptisée Personnes.

Toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus lourd, toujours plus cher : le gigantisme est aujourd’hui le privilège des Stars de l’art. Appelons ces stars qui fonctionnent au star-system exactement comme toutes les autres, les st-Arts. Le principe est simple : dans la guerre de tous contre tous pour la célébrité mondialisée, où une star, une mode artistiques désormais chassent l’autre, la course au gigantisme, qui écrase visuellement le public exactement comme les décibels d’un mega-concert de rock saturent les auditeurs, est l’arme atomique des st-Arts de l’Art post-moderne pour s’approprier les suffrages de la foule, briller au firmament des grands medias internationaux et magnétiser leur côte sur le marché, ventes ad hoc chez Sotheby’s et Christie’s et Foires de Bâle ou Miami.

Et dans la surenchère qui fait rage, qui, peut-on se demander désormais, de Damian Hirst, Jeff Koons, Anish Kapoor, Bernar Venet, quel Chinois mégalo, sera le premier à exp(l)oser sur la lune ?

Effet garanti : prenez n’importe quel lieu monumental, sublime, de préférence. Dans cet infiniment grand, mettez de l’infiniment grand ou, à l’inverse, de l’infiniment petit ; démultipliez à l’infini ou raréfiez à l‘extrême, bref infinitisez ou néantisez. L’effet est évidemment « maouse », comme on disait quand j’étais enfant.

Appelons cela l’effet Gulliver. Vous jouez sur les oppositions binaires. Du tout petit dans du très grand. Ou du vivant dans du mort (Damian Hirst et sa demie-vache dans du formol). Du brûlant dans du froid. Du Néo dans de l’ancien. Du vulgaire dans du luxe. Du liquide dans du solide, etc, etc… Très, très élémentaire, mon cher Watson, mais effet gagnant, effet écrasant.

Prenons donc le Grand Palais. Videz-le complètement, et placez au milieu de cette immensité une unique salade ; baptisez l’exposition Minimenta et votre « installation » DéNatura. Gagné ! Ou bien encore, si vous avez les moyens (un sponsor du Luxe, à coup sûr, y pourvoira), louez cinq cent types, mettez-les tous en smoking, cranes rasés, tous figés en rangs d’ognon, regard fixe et l’index de la main droite en l’air. Le titre de « l’exposition » : « Mise à l’index » ou un truc à la Magritte, genre : « Ceci n’est pas une pipe », feront l’affaire. (Pour le premier titre, vous direz que c’est politique, contre la censure, etc.)

Venons-en à Boltanski. Je cite Philippe Dagen, dans le Monde, pour sa description clinique de son installation au Grand Palais, Personnes : « Personnes, c’est le stade industriel de la mise à mort. La nef est jonchée sur toute sa longueur de vêtements étalés sur le sol de ciment et éclairés par des néons blancs. Une pince à cinq dents rouges monte et descend le long de ses câbles, à l’extrémité d’une flèche. Elle puise dans un immense tas de vêtements, les élève dans l’air et les lâche (…) Un bruit très puissant et durement saccadé de machine-outil retentit sous la verrière. Il couvre les battements de cœur diffusés dans la nef par de petits haut-parleurs (…) L’accumulation de vêtements – des dizaines de tonnes ont été nécessaires – et le vacarme de l’usine portent à son paroxysme l’idée d’un système inhumain. Il est impossible de ne pas penser au « Canada », cet endroit où, dans les camps, étaient stockés et triés les effets de ceux qui avaient été gazés. »

Boltanski sait, en effet, de quoi il parle et ce qu’il entend signifier, histoire personnelle à l’appui. L’installation est tout sauf gratuite (on n’est certes pas chez Jeff Koons à Versailles). La tragédie fut infinie ; sa « traduction », ici, en soixante-neuf carrés de vêtements déchus, surplombés de soixante-neuf fluos et ponctués de soixante-neuf battements de cœur différents, est, si l’on peut dire, à l’échelle : démesurée. L’effet, pour peu qu’on ait l’intention de l’artiste présente à l’esprit ou qu’on l’induise « de visu », est saisissant. L’effroi vient.

Aussi « parlante » et douée d’efficace que soit cette installation, est-ce de l’art ou du spectacle ? C’est, en tant que mise en scène géante, du spectacle. Et si le thème sous-jacent n’était pas si massif, si grave, on pourrait presque dire que, dans la forme, cela s’apparente à un show. Un show impavide et glaçant, mais un show tout de même. Avait précédé dans les lieux, outre Kiefer et Serra, un énorme sac Chanel de plusieurs mètres de haut…

L’été dernier, à la Douane de Mer, à l’entrée du Grand Canal de Venise, la Fondation Pinault exposait, entre autres créations, Fucking Hell, neuf maquettes des frères Chapman sur les nazis et les camps, peuplées de milliers de minuscules figurines en action, milliers de soldats nazis poursuivant, enfermant, écrasant des milliers de déportés juifs. Terrifiant, incroyable, démentiel, bouleversant. Atrocement beau. La Shoah (dé)montrée par l’art, aussi radicalement, aussi fortement, aussi définitivement que Lanzmann par l’image, et son choix – à l’inverse des Chapman – de l’invisibilité matérielle de l’événement et le recours à la pure parole.

Là, entre les frères Chapman et Boltanski, entre art et spectacle, je ne choisis pas. Je prends les deux.

Mais, pour le reste, sur des sujets profanes ou « artistiques » qui sont de purs prétextes à une geste démesurée, le recours au gigantisme en art relève trait pour trait de cet hubris sans limite propre au capitalisme de notre temps, participe du même esprit, des mêmes délires de toute-puissance mortifère et phallique de tous les Après-moi-le-Déluge qui mènent le monde où l’on a vu, traders fous de Wall Street ou pétro-émirs bâtisseurs de tours à l’assaut du ciel au milieu de nulle part.

Boltanski représentera la France à la prochaine Biennale de Venise, en 2011. Là, en revanche, keep cool, man. Sois humble et modeste : small is beautiful.

4 Commentaires

  1. De Louise Bourgeois et son araignée intitulée « Maman » ; sculpture qui, à mes yeux, n’a qu’un seul mérite : celui d’être monumentale (ce qui n’est pas une qualité en soi, bien évidemment) car, pour le reste…

    A Jeff Koons, blaireau rémunéré à coups de millions de dollars (aussi riche, sinon plus, qu’un joueur de basket de la NBA)…

    En passant par Annette Messager – après le stade oral et le stade anal, voici venir le stade « peluches et souffleries »

    « artistes » dont « l‘œuvre » est à chercher sous la moquette épaisse d’un salon cossu ou sous les lattes étriquées d‘un parquet ciré…

    Sans oublier la place forte Beaubourg,

    Confronté à toutes ces figures d’une scène prétendument artistique* (n’oublions pas les Boltanski et les Buren de cette même scène), que des journalistes moutonniers n’hésitent jamais à encenser, créateurs aux installations dont les concepts feraient hurler de rire mon cheval…

    A quand donc une critique et une histoire de l’Art qui relèveraient de l’invective, de l’insulte et du crachat, courage d’une main, désespoir et colère de l’autre, face à l’affront (quand ce n’est pas l’outrage) qui nous est fait, saison après saison, exposition après exposition, installation après installation, toutes plus indigentes les unes que les autres, foutoirs indescriptibles dans lesquels l’infantilisme côtoie le plus souvent le trivial qui côtoie le puéril qui à son tour embrasse l’anecdotique, le tout noyé dans un océan d’intentions aussi immatures qu’incompétentes et/ou jean-foutres.

    Mille événements – en veux-tu, en voilà ! – proposés par des commissaires bavards et suffisants parce que… dans le meilleur des cas, snobs ou tout bonnement carriéristes, et dans le pire, tragiquement incultes, même bardés de diplômes issus d’universités-dépotoirs et d‘Écoles nationales dans l’impossibilité de refuser quiconque se présente avec en poche un sésame qui a pour nom : le Bac.

    *) N’est-ce pas ironique de constater que l’exposition René Char à la BNF aura été bien plus proche de l’idée que l’on se fait de l’Art, de l’Artiste et d’une Oeuvre que toute autre expo à Beaubourg, ces derniers mois, la poésie volant au secours d’un art aujourd’hui indigent parce que…. sans mémoire, sans culture et sans métier.

    Mais… voilà que j’entends des voix ; elles me demandent de ne pas m’inquiéter car, personne ne nous demandera des comptes.

    Dieu soit loué ! Personne ne nous demandera d’avoir honte car, ce qu’on ne vous a pas transmis ne peut en aucun cas vous manquer : un art d’aujourd’hui… pour demain qui renvoie aussi à hier, comme pour nous rappeler d’où l’on vient et sans qu’il ait été nécessaire d’y être allé ni d‘en revenir.

    Un art intransmissible parce que… sans métier ce tapage auquel il nous est demandé d’adhérer ou bien, de nous taire et de disparaître. Car enfin… allez transmettre des peluches, des homards, des pouces et des concepts qui feraient hurler de rire non seulement un cheval mais… n’importe quel étudiant en 1ère année de philosophie, et même nos penseurs les plus pusillanimes et les plus indulgents !

    ***

    Querelle des Anciens contre les Modernes ?

    Grande bataille des idées neuves contres des idées anciennes ?

    Encore faut-il qu’il en soit question car, pour ma part, je n’ai pas vu d’idées dans toute cette production.

    Mais alors, cet art sans idée, sans art ni artiste sert quel Art ?

    Il n’y a pas si longtemps encore, l’Art nourrissait spirituellement et intellectuellement l’homme ; alors que depuis les années soixante et le pop art, (pour ne pas le nommer) l’art (du moins, celui qui nous est proposé) a non seulement perdu sa majuscule, mais il semble n’avoir qu’un souci : affaiblir l’homme jusqu’à l’avachissement.

    Avec Duchamp, on avait l’audace, le courage, une radicalité assumée et salutaire ; le flair du prophète, mais aussi : l’hilarité et le scandale, le tout encadré par une technique , un savoir-faire et un métier.

    Aujourd’hui sans vision, la production de ces poseurs que l’on nous impose, ne dépasse guère le plus souvent le cadre des toilettes et/ou celui d’une chambre à coucher aux murs tapissés de jeunes filles en fleurs ; le nombril aussi, et plus bas encore mais… jamais plus haut.

    A la trappe l’Universel ! Quid d’une tentative de sortir de soi et de son environnement immédiat : qu’il soit mental et /ou géographique.

    Non ! Aucune vision digne de ce nom : celle d’un monde, celui d’hier, d’aujourd’hui et pourquoi pas, un monde pour demain ; artistes visionnaires, novateurs et précurseurs.

    Pire encore, on cherchera en vain un savoir-faire pour défendre quelle que valeur esthétique que ce soit : efforts et travail dispensés pour une finalité bouleversante et incontestable dans sa maîtrise et son inspiration, témoin indiscutable d‘années de recherche et d’apprentissage solitaires et têtus.

    ___________

    Là, maintenant, je pense à nombre d‘artistes, rencontrés à l’occasion d‘expositions ; je revois un Français d’origine russe, Sacha, âgé de 35 ans – vous lui en donneriez 50 ; RMiste, il a pour atelier une chambre d’hôtel de 8m2.

    Je pense aussi à un artiste peintre du nom de Heinrich ; un homme couvert de toiles, à défaut d’honneurs, et qui a derrière lui cinquante ans de peinture.

    On me dit qu’ils sont des milliers tous ces artistes, tous RMistes ; artistes recalés ou bien, évincés de la Maison Des Artistes, faute d’être capables de déclarer suffisamment de revenus ; eux tous, année après année s’épuisant sur une toile et son châssis, sur une forme, une figure, une teinte ; eux tous encore, à battre la matière comme on bat le pavé, et la misère comme on bat la mesure, et sa coulpe aussi puisque tous ces artistes vous diront qu’ils n’ont pas à se plaindre : leur « on nous a rien demandé, après tout » cachant tant bien que mal un sentiment de culpabilité face à leur inutilité et sociale et économique et commerciale et médiatique et… et… et…

    Artistes anonymes, dans nos villes, dans nos quartiers, dans notre rue, souvent seuls, et pour certains d’entre eux, en rupture, incompris de leur famille depuis longtemps déjà ! Artistes à la pitance et à la sépulture plus qu’incertaines (en effet, qui les enterrera et comment ? Même si l’on ne doit jamais désespérer ni jurer de rien).

    Alors vraiment : comment ne pas leur adresser un sourire et une poignée de main fraternels, comment refuser le verre de vin qu’ils vous tendront lors de vernissages quasi confidentiels, par la force des choses, comment ne pas les aimer tous ces stakhanovistes, chacun dans leur discipline, toutes techniques confondues – et les plus innovantes parfois aussi -,
    .

    Car, ils m’ont rendu ce qu’il ne faut jamais perdre : le goût de l’effort et le toucher immédiat de l‘esprit qu‘est le talent lorsqu’il s’appuie sur une ascèse indéfectible et un Art de force, de témérité et de victoire.

    __________________

    A la découverte de Serge ULESKI – http://sergeuleski.blogs.nouvelobs.com

  2. Merci pour ce post
    l’expo était pour moi un bon prétexte de redécouvrir le grand Palais ( toujours aussi impressionnant)et de voir de près cette vision intéressant de l’artiste ou pas artiste…
    Pour ce qui on pas pu être vous pouvez aussi jeter un œil sur cette version immersive

    http://myriamax.com/blog/content/monumenta

    Cordialement.

  3. Je ne sais pas si Boltanski peut se prétendre artiste, en tout cas il est à coup sûr d’une intelligence et d’un opportunisme remarquables : il sait admirablement utiliser l’ineptie des medias et de la jet set, qui s’engouffrent systématiquement dans tout ce qui est « différent », que ce soit laid, idiot, ridicule et j’en passe, pourvu que ce soit « branché » : le mot est lâché ! et surtout pourvu que cela fasse parler… donc rapporter un max… Personne n’a encore eu l’idée d’exposer quelques tonnes de fumier couronnées d’un énorme bouquet de fleurs des champs, on pourrait intituler çà : retour aux sources ! je me porte volontaire, je serais parfaitement dans le « mouv », avec le réchauffement de la planète, l’écologie et le commerce équitable… quoi de plus écolo que de la merde et des fleurs ? Et alors exposer de la merde, le top, non ? Je vois déjà M. de Machin et Mme de Truc, s’extasiant devant un tas d’excréments… ce serait « géant » !
    Par pitié, arrêtez de nommer ART ce qui n’est qu’une lamentable expression de toutes les déviances de malades, ou pire, les arnaques de gens malhonnêtes.

  4. Enfin bon, Boltanski m’a l’air aussi artiste que moi charcutier …On est ici dans le buzz médiatique, nullement dans l’art.