Dans les années 1970, affrontement interplanétaire soudain de deux « femmes puissantes», comme dirait le prix Goncourt 2009 : d’un côté « LA » littérature, ou plutôt la théorie littéraire, et le Bien : Susan Sontag (1933-2004) ; de l’autre « LE » cinéma, et le Mal : Leni Riefenstahl (1902-2003 – cent un ans). D’un côté la surveillante générale du politically correct new-yorkais. De l’autre une hyper-active écervelée que Goebbels et Hitler avaient manipulée comme leur figure de proue culturelle internationale. D’un côté la théoricienne qui terrorise, la terroricienne. De l’autre une praticienne qui n’a jamais su ce qu’elle faisait (en tout cas c’est ce qu’elle disait), et que l’Adolf lui-même traitait d’« hystérique » (un connaisseur). Le long article de Susan Sontag contre Leni Riefenstahl dans la New York Review of Books est daté 6 février 1975. Le match vient d’être relancé de façon subtile et ironique, décalée mais engagée, par des allusions tout à fait claires et distinctes dans un film « littéraire » par sa pratique des mots, des langues, et de la citation cryptée : Inglourious Basterds de Quentin Tarantino.

Leni Riefenstahl est la première femme réalisatrice d’un long métrage dans l’histoire du cinéma, avec le film géant des Jeux de Berlin en 1936, commandité officiellement par le Comité international olympique. Cela lui confère une place incontestable, que cela plaise ou non, dans l’histoire du féminisme concret. Et dans celle du cinéma : en particulier pour le filmage du sport. Chaque retransmission télévisée d’un événement sportif quel qu’il soit, natation, foot, tennis, etc., et a fortiori celles des Jeux olympiques sont redevables à Riefenstahl. Ces deux atouts maîtres étant obscurcis et compromis par leur situation dans la période nazie de sa vie, elle réussit à près de soixante-dix ans l’exploit de les réhabiliter par un troisième : comme bienfaitrice dans l’histoire de la promotion du corps des Noirs. Déjà, c’est à elle qu’étaient dues les merveilleuses images du champion Jesse Owens, un Noir de l’Alabama vainqueur multiple aux JO de 1936 : une gifle pour le racisme nazi, c’est-à-dire aussi pour cette Amérique du Ku Klux Klan et de la ségrégation dont il s’inspirait. La même Riefenstahl ravit tout à coup le public mondial, au cours des années 1970, avec des photographies et des séquences filmées ramenées de longs séjours aventureux chez les Noubas du Sud-Soudan.

C’est à ce come-back que s’opposa Susan Sontag. Paradoxe stupéfiant, chez une supposée hitlérienne définitive, que cette exaltation du corps noir, des peaux africaines. Sontag crut pouvoir se contenter de le nier, et passer en force avec une dénonciation confortable mais abstraite du nazisme pour remballer Riefenstahl dans cette boîte, dans le rôle de la scandaleuse de Berlin. Reniflant l’hystérique, elle a réagi en paranoïaque. Possédée par son duel imaginaire avec une autre femme. Par sa jalousie de disserteuse sur la photographie face à une photographe praticienne du terrain qui rencontrait un public mondial en rapportant d’une Afrique millénaire et misérable des trésors de beauté jusque-là inconnus. En acceptant d’écouter, elle aurait pu distinguer dans les brouillons, les embrouillaminis et les brouillages énervés et énervants de Riefenstahl un cas d’école du théorème incontestable de Lacan : « L’hystérique dit toujours la vérité. » Mais en se bricolant son petit tribunal de Nuremberg, forcément dérisoire, elle se montrait insensible au sort des Noubas, et incapable de discerner le rapport avec les Noirs des États-Unis, avec Jesse Owens. Sontag apparut comme la doctrinaire calculatrice et impériale d’un pouvoir culturel et universitaire new-yorkais dont elle passait pour la papesse, enfermée dans son gratte-ciel d’ivoire, dans une stérilité stérilisante, l’absence d’œuvre, le militantisme mondain. Des deux côtés, clichés : c’est le cas de le dire s’agissant de cette bataille pour le territoire de la photographie. Mais en optant pour la brutalité, le déni, la morgue et l’arrogance, Sontag ne proclamait que le triomphe de sa volonté. On reconnaissait une mécanique médiatique de campagnes d’indignation en partie artificielles et biaisées, montages d’« affaires » trop vite instruites, pour l’hégémonisme d’un politically correct plus autosatisfait et agressif que vraiment politique et correct. C’était l’époque où, en France, Le Nouvel Obs traitait Hannah Arendt et Claude Lévi-Strauss d’antisémites, tout en assurant la promotion des « théoriciens » de la pédophilie René Schérer et Guy Hocquenghem.

Thèse intenable de Sontag : les Noubas seraient pour Riefen­stahl des SS de rechange, parce que grands, forts, musclés. En arriver à traiter de nazi un « peuple premier » d’Afrique ! Rien au monde ne pouvait justifier une telle outrance. Voilà pour­quoi, après avoir lu cet article, j’ai accepté de traduire de l’allemand pour Georges Herscher, aux éditions du Chêne, les textes des deux albums sur les Noubas, parus en 1976. Sur la « question noire », entre Sontag et Riefen­stahl, je choisissais mon antiracisme. Quelques années après, Michel Tournier me suggéra de traduire aussi les Mémoires de Riefenstahl, en m’offrant son exemplaire en allemand, et ma mère, ex-déportée, me donna son accord. Ils ont été publiés en octobre 1997 chez Grasset (873 pages) : en coïncidence avec le centenaire de la naissance de Goebbels – un hasard tout à fait objectif. Aujourd’hui j’endosse toutes les biographies critiques publiées sur Riefenstahl ; mais cela ne change rien à mon rejet du geste de Sontag.

1936 : AUX JO DE BERLIN, RIEFENSTAHL FILME JESSE OWENS. Les Jeux olympiques de 1936 à Berlin sont ouverts en français par la voix de Pierre de Coubertin glorifiant le Führer (lequel ne s’exprime même pas). à ces JO de la connivence avec la dictature nazie participent toutes les admirables démocraties sur la planète : les États-Unis exhibant leurs Noirs sous-humanisés sauf sur les stades ; la France et le Royaume-Uni avec leurs empires coloniaux de « supériorité de la race blanche » (Jules Ferry) ; la Belgique avec son Congo martyrisé ; l’Afrique du Sud et son racisme d’État calviniste d’apartheid, tout à fait bienvenue au club puisqu’elle a fait partie du camp des « Alliés » vainqueurs en 1918 ; l’Australie avec sa chasse aux Aborigènes ; la Suède avec ses stérilisations eugénistes forcées, etc, etc.

Un jour toute la faute de ces foules serait reportée sur la femme derrière la caméra, Riefenstahl, additionnant sur son seul nom les millions de malaises d’avoir communié au nom du sport, de la jeunesse, et même de l’amitié entre les peuples dans un assentiment avec le régime nazi. Phénomène qui n’a cessé de se reproduire depuis sept décennies avec le double discours des télévisions qui diffusent ce film tout en intimant à leurs spectateurs de vouer sa signataire aux gémonies. Les scandales de ces JO, ce sont les sportifs juifs allemands évincés ou contraints de concourir. Ce sont les mains droites des sportifs français coubertiniens à leur entrée dans le stade, levées pour le salut fasciste en plein Front populaire de Léon Blum (Mendès France avait demandé le boycott des Jeux de Berlin). Ce sont le Ku Klux Klan et la ségrégation aux États-Unis : le président Roosevelt refuse de recevoir Owens à la Maison Blanche, en cette année électorale, pour ne pas compromettre son parti dans les États du Sud. Mais les images du champion noir réalisées par Riefenstahl sont passées à la postérité, alors qu’aux États-Unis personne ne s’avisa de s’occuper de lui. Aujourd’hui, Jesse Owens, c’est Riefenstahl. C’est à elle qu’à jamais nous devons ce sourire de chat de Chester, cette foulée fantastique, ce souffle à couper le souffle. Les secondes de sa course et celles de son saut en longueur dans le film de Riefenstahl sont devenues un morceau d’absolu.

En 1996, pour les Jeux olympiques d’Atlanta, la photographe américaine vedette Annie Leibovitz déclara son ralliement sans réserves au travail de Leni Riefenstahl. Des dizaines de portraits de sportifs dont elle reçut la commande, elle fit autant de citations du style de l’Allemande. Or elle était la compagne… de Susan Sontag. La même Annie Leibovitz a été choisie en 2009 pour réaliser la photographie officielle en famille d’un président américain dont l’allure et le sourire rappellent tellement ceux de Jesse Owens : Barack Obama.

1962-1976 : LA TRANSFIGURATION DE RIEFENSTAHL PAR LES NOUBAS. Le premier à photographier les Noubas – des tribus du Sud-Soudan dans les montagnes du Kordofan – a été le Britannique George Rodger, en 1949. En préparant un projet de film sur la persistance de la traite négrière en Afrique de l’Est et vers la mer Rouge, Black Cargo, Leni Riefen­stahl tomba en arrêt sur une photo canonique de Rodger : le vainqueur nouba d’un tournoi de lutte traditionnelle porté sur les épaules par un de ses camarades. Aussitôt elle laisse tout tomber pour faire le voyage, en 1962 : elles passera près de sept ans, avec des allers-retours, dans les montagnes du Sud-Soudan. Les Noubas sont alors isolés, ignorés, encore épargnés par les effets conjugués de l’islamisme et de l’occi­dentalisation. Des oubliés de la guerre. Depuis, ils ont été rattrapés par la géopolitique, banalisés, annulés. Rayés de la carte dès lors qu’ils s’y trouvaient inscrits. Les deux albums issus de ces séjours de Riefenstahl, en anglais People of Kau et The Last of the Nuba, furent aussitôt des records de ventes mondiales (elle y mentionnait le Darfour, à une époque où il n’intéressait personne). Cette révélation planétaire coïncida de peu avec la disparition des Noubas comme autonomes et authentiques. à partir du milieu des années 1980, ils ne sont plus eux-mêmes. On ne peut plus les rencontrer, dans la splendeur de leur vérité, que dans les photos de Riefenstahl.

Les dictatures militaires au pouvoir au Soudan allaient utiliser la nudité sculpturale spectaculaire de ces hommes et de ces femmes, et la virtuosité prodigieuse de leurs peintures de corps, comme arguments d’« ordre moral » au nom de l’islam dans leurs campagnes de destruction de l’identité culturelle des Noubas, de toute façon programmées. Riefenstahl les aura au moins sauvés en images, d’extrême justesse. Ses photos magnifiques ne s’effacent pas, même si elles font l’effet de la fresque murale nostalgique dans Roma, le film de Fellini (1972), qui s’étiole en quelques minutes au contact de l’air pénétrant brusquement par un percement pour le métro, alors qu’elle s’était maintenue intacte pendant dix-huit siècles dans le microclimat de son souterrain. Il en va de même pour les Noubas de Riefen­stahl ou les Nambikwaras de Lévi-Strauss. Riefenstahl, certes, est une Lévi-Strauss du « pauvre » : le choc des photos sans le poids des mots. Elle incarnait jusqu’à la caricature le contraire du sérieux de l’anthropologie, correspondait en plein à la cible initiale de Tristes tropiques : « Je hais les voyages et les explorateurs. » Mais on retrouve chez elle pour « ses » Noubas », comme elle disait, les mêmes accents que Lévi-Strauss adressant un dernier salut à ses Amérindiens, à la fin de sa vie : « la tendresse qu’ils m’inspirent et la reconnaissance que je leur porte ».

Riefenstahl avait gagné un autre visage en se vouant à cette « visagéité » (Levinas) de l’autre comme Africain. Dès lors chercher à lui recoller le masque du nazisme n’était plus crédible, devenait même contre-productif pour l’antinazisme. L’inculpation de Susan Sontag s’effondre devant la photo désormais célèbre, iconique, de Leni Riefenstahl tenant par la main un Nouba longiligne, tellement élégant d’allure que sa nudité paraît très « habillée ». C’est l’évidence de l’antiracisme. Sontag dissertait à perte de vue sur la photographie depuis les hauteurs de Manhattan, se mettait à fulminer contre une malheureuse réalisant des photos dans des huttes misérables aux tréfonds de l’Afrique la plus paumée, ouvrant les yeux de la planète sur cette part de l’humanité. Amenant les plus indifférents à se regarder eux-mêmes dans des corps noirs au miroir de l’ad-miration, selon un mouvement de plaisir et d’esthétique, pas par une injonction moralisante autoritaire pseudo-kantienne.

Et cela par qui ? Par cette pelée, cette galeuse, d’où venait tout le Mal : l’ultra-coupable Riefenstahl. Une inculte qui ne savait même pas le mot « structuralisme ». Une narcissique, une capricieuse, une secouée de la libido. Mais quelle justesse de tir ! Riefenstahl, c’est l’intelligence de l’idiote. Alors que Sontag n’avait rien compris à la photographie, et en général aux images, si elle ne voyait pas qu’en brandissant un interdit de regarder, de toute façon impossible à imposer, au lieu de pénétrer pour analyser, c’est-à-dire dissocier, distinguer, dissoudre et intégrer, elle accélérait le processus d’incitation à se passer de ses dissertations, reléguées à des bavardages oiseux, en face de ces corps nus peints comme des Picassos qui vous emportent en un instant, celui du regard, dans ce que Deleuze appelle « éternité ». Et avec eux toutes les peaux noires. Grâce à Riefenstahl.

MON ACCEPTATION DU CAS RIEFENSTAHL. 1968 avait d’abord été pour moi une judicieuse célébration du centenaire de Maurras, né en 1868. J’avais déjà comme boussole, en germaniste et fils de déportée, ce que j’appelle « le Trépied/der Dreifuss » : la dynamique de circulation entre eux du franco, du judéo et de l’allemand. Pour en finir avec l’affaire Dreyfus : d’où le « Nous sommes tous des Juifs-Allemands » (trait d’union et deux majuscules). Dans cette logique, concernant Riefenstahl, j’étais d’accord avec Kracauer, l’historien critique du cinéma allemand avec lequel dialoguait Walter Benjamin.

Mais six ans après, Pasolini, à Rome, chez Laura Betti, me parla de la valeur « archaïque » du geste de Riefenstahl avec les Noubas, dans son sens très positif à lui, celui de son film Mille et Une Nuits pour lequel il venait d’obtenir le grand prix du jury à Cannes (était présenté aussi cette année-là, en 1974, Tous les autres s’appellent Ali de Fassbinder, qui n’est pas sans rapport avec ce que PPP me disait de Riefenstahl et ce que je dis ici). Il me montra le machisme à la fois gêné devant cette première femme cinéaste disposant de tels moyens, et bien plus acharné contre elle comme compromise dans le nazisme que contre Speer, von Braun, Karajan, etc. « Si elle avait été un homme… », disait-il. « Si ceux-là étaient des femmes… », acquiesçai-je. à côté de ces monstres sacrés de la reconversion post-nazie, Riefenstahl fait vraiment figure du délinquant mineur qui « prend » pour les grands féodaux criminels ; je l’appelais « la chèvre émissaire » : une poubelle commode pour se débarrasser de la question nazie en se donnant des airs d’antinazi.

Susan Sontag fonça sur cette femme isolée qui aurait incarné le nazisme comme une sorcière le satanisme : elle la fit apparaître comme une victime émissaire, accentuant une dialectique de l’exécration et de la glorification qui ne fit qu’installer la « Riefenstahl-Renaissance ». On vit ensemble Andy et Leni (Warhol et Riefenstahl), Helmut Newton lui tirait le portrait, Mick et Bianca Jagger la bichonnaient, David Bowie en rajoutait. Depuis, les cinéastes s’empressent : George Lucas pour Star Wars, Francis Ford Coppola, et même Steven Spielberg.

1999-2009 : LES « NOUBAS » D’OUSMANE SOW. Le 9 décembre 2009, les fameux « Noubas » du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, statues réalisées d’après les photos de Leni Riefenstahl, sont vendus aux enchères chez Christie’s. Dix ans après ce printemps 1999 où trois millions de personnes, à Paris, sont venues les admirer sur le pont des Arts, entre le Louvre et l’Académie française. Le nom de ces tribus inconnues devenait central dans un événement culturel au moment même où leur culture disparaissait, où ils risquaient de disparaître tout court. Ousmane Sow a raconté la commotion qui décida de sa vocation : la découverte de la traduction en français des deux albums sur les Noubas en 1976.

La dinguerie de Riefenstahl, ses paradoxes, son narcissisme horripilant : de toute cette hystérie il reste le calme de notre regard sur ces statues. Comme elle paraît loin et sotte, l’accusation de Sontag contre ces corps et ces visages forcément « fascistes » ! En exagérant encore leur masse et leurs muscles, la force tranquille d’Ousmane Sow semble défier la bêtise de l’accusation. Le 3 novembre 2009, Jean-Christophe Rufin, l’écrivain devenu ambassadeur de France au Sénégal – la troisième représentation française par la taille et le personnel –, reçoit son épée pour son entrée à l’Académie française. Elle est ornée d’un portrait sculpté de son épouse Azeb, rencontrée par le « médecin sans frontières » lors de son engagement en Érythrée et en Éthiopie ravagées par les guerres et les famines. Le sculpteur choisi est bien sûr Ousmane Sow, passant ainsi du pont des Arts au bâtiment de l’Institut : avec lui ses « Noubas » ; donc celle qui les a inspirés.

2009, INGLOURIOUS BASTERDS : TARANTINO « DÉCONS­­TRUIT » RIEFENSTAHL. La ligne d’Inglou-rious Basterds est un antinazisme radical, avec une rage jubilatoire. On ne saurait donc soupçonner d’ambiguïté ses références à Riefenstahl, confirmées par le metteur en scène dans toutes ses interviews. Le film joue sur la chair de quatre langues comme pulpe de la fiction : le français, l’italien, l’alle­mand, l’anglo-américain ; le masquage de l’une par l’autre, une faute de prononciation valent échec d’une mission, déclenchement d’un massacre. Lorsque l’agent britannique qui se fait passer pour un officier nazi, l’OSS déguisé en SS, se voit trahi par son accent, en parlant allemand, il tente de s’en tirer en invoquant un dialecte de la vallée du Piz Palü, dans les Grisons suisses, dont il se prétend originaire. Le nom de cette montagne n’est pas là pour lui-même mais comme signifiant : un synonyme de Riefenstahl, coréalisatrice avec Georg Wilhelm Pabst du film L’Enfer blanc du Piz Palü, dans lequel elle interprétait le rôle principal, très casse-cou (précipices, escalades, glaciers, ponts de neige : sans trucages ni doublures). Dans Inglourious Basterds, la gérante de la salle de cinéma parisienne répond au troufion cinéphile qui s’étonne de la voir mettre Piz Palü à l’affiche, c’est-à-dire Riefenstahl : « Je suis Française. Ici, nous respectons les réalisateurs… » Or il s’agit de Shoshanna Dreyfus, l’héroïne de la vengeance juive. Il y a en filigrane dans ce film un Good Bye, Leni.

L’amoureux de Sho[ah]shanna est le projectionniste noir, Marcel : l’amour du métissage, chez Tarantino, recroise les photos d’une certaine vieille dame indigne avec « ses » Noubas, puisque son nom vient d’être cité dans le film. On a à peine le temps de se dire que cette association d’images entre Shoshanna et Riefenstahl serait choquante si elle était exprimée en mots, écrits ou parlés, lorsque apparaît sur l’écran, carrément, une… fusion entre leurs deux visages, avec les images préparées par Shoshanna et par lesquelles elle annonce sa vengeance et leur mort aux nazis juste avant son auto-immolation qui embrase tout – à la façon de la walkyrie Brünnhilde à la fin du Crépuscule des dieux de Wagner, autre clin d’œil ironique et « déconstructif » de Tarantino. Or Shoshanna apparaît en noir et blanc comme un remake de Leni Riefenstahl dans La Lumière bleue, le film où Hitler l’avait remarquée en simple spectateur quand elle était déjà une star. à la fin d’Inglorious Basterds, cela revient à imposer au Führer le comble de l’horreur dans l’impu­reté, le métissage, la bâtardise : une Riefenstahl… juive ! A ce moment du film, le visage de Mélanie Laurent en Shoshanna correspond tout à fait à la photo de Riefenstahl en couverture de la traduction française de ses Mémoires.

Si ce film était un texte écrit, on parlerait de « déconstruction ». Tarantino fait là du Derrida. Il est plus philosophe que Susan Sontag. Le nazisme est démont(r)é dans Inglourious Basterds comme une caverne de Platon dont se libérer. Je m’explique, accrochez vos ceintures : les rêves, depuis toujours, sont des films dont le public se réduit à une seule personne, laquelle n’en est pas l’auteur conscient, et le plus souvent ne s’en souvient même pas. Un noteur de rêves écrit sous la dictée, et il associe, compare, commente, traduit, mais ne change rien au texte des images, paroles, lettres, sons (au film). Il procède comme avec l’œuvre d’un autre (ou comme un midrash avec la Bible). « N’auteur » actif. Pendant plusieurs années, à la suite de lectures passionnées de l’Interprétation du rêve (au singulier) de Freud, j’ai transcrit, analysé, commenté, des centaines de rêves. Le cinéma et la psychanalyse sont nés tous deux en même temps, autour de 1900, d’une retrouvaille avec le rêve comme « bonne » caverne de Platon. Une salle de cinéma est le dispositif décrit par celui-ci deux mille quatre cents ans avant les frères Lumière (célèbres collabos lyonnais à l’époque de Jean Moulin et Klaus Barbie). Et nous comprenons depuis cent ans que les crânes ont toujours été des salles de projection parfaites et gratuites, y compris chez les chats. En français le mot « caverne » comprend le mot « crâne », qui est l’anagramme d’« écran ».

Inglourious Basterds est « la réalisation d’un désir » (celui de tuer Hitler) : définition du rêve par Freud. L’héroïne centrale du film-rêve de Tarantino est une salle de cinéma ; par là il retrouve mieux que l’origine du septième art : sa phylogénétique. Or ce rêve éveillé auquel vous venez participer avec Tarantino dans votre salle de cinéma – vous enchaînant dans l’illusion, dirait Platon (servitude volontaire) – vous montre quoi ? Des personnages qui font comme vous : ils convergent vers une salle de cinéma, où vont se déchaîner les enchaînements de l’action. Dans votre dos, comme un psychanalyste, la cabine de projection. Elle projette quoi, dans le faisceau de lumière qui transporte Inglourious Basterds au-dessus des têtes pour vous le mettre dans la tête en rebondissant sur l’écran ? Une cabine de projection ! On voit de quoi est capable cette « caverne dans la caverne » si elle décide de se révolter (de faire sauter la salle). Dans le mythe de Platon, certains des esclaves, devenus philosophes, brisent leurs liens et sortent de la salle de cinéma (ou de la caverne) pour zigouiller les manipulateurs (nazis ?) des images. L’écrivain de cinéma Tarantino intervient dans ce schéma littéraire de vingt-cinq siècles comme on découpe et recompose de l’ADN : dans son film, les subversifs seront au contraire les projectionnistes ; ils ont attiré les tyrans comme spectateurs dans la caverne, maquillée en temple où ils croyaient se célébrer eux-mêmes, et dont les nouveaux Samsons font s’effondrer les colonnes ; les femmes ne s’avérant pas des Dalilas traîtresses, mais de valeureuses Judiths (ce film tient sa vigueur de son intensité biblique cachée mais évidente). Chez Platon, le faisceau de lumière projecteur traverse les corps spectateurs et les transcrit sur l’écran – autrement dit : cette drogue que vous buvez par les yeux et qui vous asservit, c’est vous-même. La prescience de la science-technique du cinéma dans sa relation avec le rêve, a été exposée par H. C. Andersen en 1848 dans un des textes les plus sublimes de la littérature mondiale de tous les temps : La Petite Fille aux allumettes. Dans l’allumette craquée par le projectionniste noir à la fin d’Inglou-rious Basterds pour accomplir notre désir rêvé, je revois les « allumettes projectionnistes » de l’immense Danois.

Inglourious Basterds est un admirable spectacle de marionnettes siciliennes signé d’un nom italien, dont je vois les ficelles converger derrière l’écran vers un mot italien qui les manœuvre, « ghetto ». Venu de Venise dans toutes les langues, tout comme elles conservent aussi tels quels, exprès, le mot français « terrorisme », pour désigner sa naissance dans la Terreur parisienne de 1794, ou les mots russes « pogrom » et « goulag » (celui-ci à partir de l’allemand). Le fighting spirit exceptionnel de ce beau film bienfaisant, thérapeutique et décapant (je veux dire : scalpeur) est celui de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, ainsi réaffirmé sur les écrans du monde entier dans l’année du décès d’un de ses héros, Marek Edelmann, en octobre 2009. Non, Inglourious Basterds n’a rien d’exagéré par rapport à la vraie, à l’infinie violence : celle du génocide, du crime contre l’humanité.