On ne nait que pour devenir célèbre, l’éternité est dans la célébrité : la bible à la main, il récitait cette antienne à toutes les messes du dimanche.  Le pain quotidien, le pardon des péchés, le secours dans la tentation ? « Demandez et vous recevrez » ? Lui, il demandait la célébrité. Il rêvait de devenir une star. Une vraie. L’icône de sa génération. Être sous les feux de la rampe. Lui aussi ferait chavirer les foules ;  lui aussi serait pourchassé, traqué par les paparazzis. Pour quelques clichés. La gloire ! La lumière ! Lui aussi ! Lui aussi, il serait reconnu par la multitude, adulé par des fans en transe. Les femmes qui lui disaient non, lui diraient oui ! Il aurait la dolce vita.

Le rêve attire la réalité, alors il rêvait. Il s’imaginait gravissant les marches de la gloire. Comme ce kid de Liverpool, ce kid aux lunettes cerclées, plus célèbre que Jésus Christ. Ah ! ce kid et ses mélodies aux mots empruntés à la tendresse et à la révolte ! Piano enjoué, batterie vive, joyeux harmonica, style aérien, aéré, léger ou alors ballades douces voix d’un malaise, souffle d’une douleur.  Imagine, le jardin d’Octopus, stand by me, don’t let me down, help … Le pouvoir par le son. Le monde est une immense scène, il se mit à bouger, à parler comme le kid, à psalmodier le kid. Les souvenirs de John Lennon étaient ses souvenirs, l’intimité du musicien son intimité.  Obladi Oblada.

Mais qui était-il ? Il avait hérité d’un nom, d’un prénom ; il ne les aimait pas. Il ne s’aimait pas. Qui était-il donc? Mark Chapman ? Non, John Lennon. La mise, le look, le port, l’allure ? Lennon. Dans le monde des autres, Chapman avait rejeté Chapman et convoqué en lui, incorporé en lui, Lennon. Il s’était décorporé pour incarner le kid. Bad trip, masque, illusion, dépendance, aliénation? Il avait tout simplement choisi de glisser hors de lui pour devenir John Lennon.

Mais voilà, on ne sort pas de soi aussi facilement.  Il était perdu dans Lennon mais Lennon n’était vraiment rien de réel, d’existant dans Chapman. Juste une illusion, juste une fiction. Il ne pouvait pas être John Lennon. John Lennon avait du talent, du bagout et lui que dalle. Était-il donc condamné à l’obscurité à jamais? Jamais, jamais donc la gloire ? Menace de vacuité. Il était contrarié dans son désir de célébrité, dans son envie de puissance. Terrible sensation d’impuissance. Et cette voix, cette terrible voix intérieure, inlassable qui le harcelait : Chapman, oui, Chapman, Mark Chapman, gardez-vous de demander la célébrité, le destin n’en accorde jamais à des gars comme toi. Jamais, jamais donc aussi célèbre que ce kid de Liverpool ? Le rêve était fini. Mais pourquoi donc bon Dieu? Injustice !

Transmutation, retournement des sentiments : il se mit à haïr celui qu’il avait autrefois adulé. L’abîme était désormais ouvert. Il ne voulait plus entendre parler de son ex-idole. Tout chez Lennon l’agaçait, l’irritait, l’insupportait, l’agressait. Tout jusqu’à son existence. Il ne pouvait plus souffrir sa célébrité. Parce que Lennon existait Chapman ne pouvait pas exister.  Chapman se sentait diminué dans sa puissance d’être par la destinée incandescente de ce Lennon. Chapman était jaloux du destin de Lennon. Dans le silence de l’inexistence, de l’impuissance,  vacarme de l’envie et de la jalousie.

L’envie brulante dans la poitrine,  le visage blêmissant de haine, blessé et castré dans sa puissance, il devint le premier critique, le critique acerbe, abrupt, acrimonieux de l’ex-beatle. Chaque jour qui se lève sur cette terre, il frappait l’artiste avec les mots, comme on frappe avec les pierres. Injures, railleries sanglantes, il lapidait le nom John Lennon. L’ex-beatle n’était finalement qu’un riche milliardaire qui parlait de la pauvreté, un hypocrite. Imagine no possessions ; imagine un monde sans propriété, clamait-il dans sa chanson emblématique ? Paroles en l’air ! Pendant ce temps-là, que faisait-il, lui, Lennon ? Il accumulait yachts et immeubles. Insupportable ! Chapman était transi de colère. Lennon était le germe de tout le mal du monde ! Oui, de tout le mal ! Et même si le kid de Liverpool n’était pas la cause de sa naissance, il était également, pour de vrai, jurait Chapman, la raison de son non-destin, l’explication des vicissitudes de son existence tourmentée !

Le mal pernicieux de la jalousie et de l’envie. En temps de jalousie et d’envie, la raison n’existe plus. La jalousie et l’envie  consument  la tête, l’esprit, l’âme comme le feu consume la paille. La jalousie et l’envie mènent à tout. Même au crime. « Je savais que le jour était venu.  Je l’ai su en me levant : j’allais devenir une célébrité, moi aussi. Dans ma vie, il y aurait une vraie mort.  Tout le monde allait m’en vouloir, le monde entier me maudirait, mais une partie de sa célébrité rejaillirait sur moi. J’entendais déjà mon nom résonant sur tous les téléscripteurs. Je serai enfin aussi célèbre que lui. On sera quittes ainsi. Blessure corporelle contre blessure de l’âme. » Enfin le jour de l’autoréalisation d’un soi grandiose!

Mise en scène, dramatisation, le geste devait être esthétique : un barillet dans une main et l’attrape-cœurs de Salinger dans l’autre ; l’attrape-cœurs, cette histoire d’un gosse ordinaire paumé, en révolte contre l’hypocrisie et l’indifférence du monde corrompu des adultes. Mise en scène de l’acte. Debout appuyé sur la grille, près de la gouttière d’évacuation des eaux pluviales ; debout comme  une gargouille vivante.

L’autoréalisation à travers la destruction de l’autre. Sentiment d’omnipotence, sensation de toute puissance.  New York, 8 décembre 1980, Dakota Building, au coin de la 72ème rue, près de central Park, au dédale étroit de la haine, Chapman, un barillet, instant sans mots, jour maudit, c’est la vie qui veut ça, passage à l’acte, décharge, cinq coups de feu. Télex : John Lennon est mort assassiné à 40 ans, en bas de chez lui par un obscur inconnu qui voulait devenir célèbre.