[L’auteur des lignes qui suivent considère y compris et surtout quand le mot « viol » est employé, qu’il ne saurait s’appliquer au cas personnel de Roman Polanski, la soi-disant victime ayant elle-même retiré toute plainte. ]

On veut nous faire croire que Polanski doit être puni comme tout le monde doit l’être. La vérité, c’est qu’il est puni comme personne ne l’a jamais été. Par une opération de magie parfaitement inouïe, on nous répète à longueur de journée que la justice doit s’appliquer indifféremment à tous, et je remarque moi qu’elle s’applique différemment à un seul.

Ce qu’on fait mine de réclamer comme une évidence juridique est une opération destinée à cacher en vérité le caractère exceptionnel de la démarche. On en appelle, à longueurs de tribunes, à la procédure habituelle dans le but, sublimement paradoxal, de déclencher le plus inhabituel des mécanismes. Ce qu’on inflige à Polanski, sous couvert d’être infligeable à n’importe qui, n’est infligé qu’à lui.

La justice ne souffre pas les exceptions, et c’est pour cela qu’elle en fait une. Parce que Roman Polanski doit être soumis de manière lambda aux lois en vigueur, on en vient à cette aberration que ce n’est pas lui le hors-la-loi mais la loi elle-même. La loi, en étant tellement dans-la-loi, se fait hors-la-loi. Jamais loi n’a été autant dedans la loi, dedans elle, au pied de sa propre lettre, aussi loin de son esprit. Jamais justice n’a été aussi injuste : jamais justice ne s’est autant appliquée, au sens élève appliqué du terme.

Oui, nous arrivons à cette perfection de l’absurde qu’à force de justice, on quitte la justesse. Quand la loi se fait infiniment loi, infiniment elle, elle se quitte, elle se perd. Quand elle se fond à ce point en elle, elle s’éloigne d’elle. Quand la justice joue sur ses propres mots, s’enivre de sa logique, se tautologise, elle résout ses équations démocratiques, universelles, par des opérations aléatoires, particulières. Quand elle croule sous sa propre gravitation, son scrupule au carré finit dans ce qu’elle récuse par essence : l’inéquité. L’inéquité, cela devient aussitôt de l’iniquité. Quand la justice se fond en elle et s’autodévore, s’enroule autour d’elle et s’étouffe elle-même, qu’elle est à la fois le cou et le boa, elle s’arrache à ce qu’elle est vraiment, elle mute. En appliquant la lettre à la lettre, elle viole l’esprit de son esprit.

Roman Polanski n’est pas jugé comme tout le monde : il est jugé comme Roman Polanski. On peut arguer que les génies sont monstrueux par définition, qu’ils échappent même à toute possible définition. D’une manière générale (mais rien ne prouve que Polanski soit concerné), il n’en reste pas moins qu’un viol commis par un génie est un viol quand même, et qu’il n’y a pas d’organes génitaux qui aient du génie, qu’il n’y a pas de violence géniale. On ne peut jamais considérer que c’est un honneur que d’être souillé par un génie : mais ce qu’on doit affirmer, très fort, c’est que Polanski ne peut payer plus cher parce que sur l’échelle des humains moyens, il vaut plus cher.

Il ne faut pas considérer que, parce que Polanski ne correspond pas à l’homme moyen, la justice doive lui appliquer ce qu’elle avait prévu d’appliquer, dans les textes fondamentaux, à l’homme moyen, chose qu’elle ne fait jamais parce que d’une part, l’homme moyen en tant que tel n’a d’existence que formelle, et d’autre part, parce qu’elle passe sa vie à chercher à l’homme moyen des circonstances atténuantes, des explications à la dérive, des soupapes, des justifications à la clémence.

Oui, paradoxe monumental, historique, aberrant : c’est parce qu’il est jugé comme un homme moyen, et qu’il est seul à l’être (puisque l’homme moyen n’est jamais jugé comme un homme moyen), que Polanski est victime d’un traitement exceptionnel, particulier, erratique, injuste.

L’opération est inverse à l’opération habituelle. En règle générale, chaque jour que Dieu fait, la justice tente de s’arracher à sa conception littérale, textuelle, formelle, de citoyen lambda, d’homme moyen, pour juger les hommes comme des hommes et non comme des poupées, des paradigmes, des ectoplasmes, des symboles mathématiques, des concepts. La justice tente, chaque jour, à chaque procès, dans chaque procédure et dans chaque tribunal, de donner un visage humain d’homme incarné à ce qui dans les lois, à ce qui dans les textes n’en a pas. C’est ce qu’on appelle le cas par cas de la justice, sa casuistique spéciale, sa mathématique appliquée : conférer à des cas d’école une chair infiniment variée, toujours renouvelée, chercher dans chaque figure éternelle de coupable sa part d’originalité, de mystère, et d’inédit.

Mais dans le cas de Polanski le processus, infernal, est inverse : on ne part pas de la théorie pour lui donner le corps, la chair, l’originalité, la particularité d’un accusé unique au monde, parfaitement différent de tous ces prédécesseurs dans la même faute, dans le même crime (encore que tous les crimes soient distincts), non, dans le cas de Polanski, la justice fait le chemin contraire, elle part de l’originalité de l’accusé, de la personnalité du « criminel », de sa chair spéciale, de sa figure personnelle, de sa spécificité spécifique, pour finir par créer l’homme moyen qui n’est plus point de départ conceptuel mais point d’arrivée fatidique, scrupuleux, maniaque, désincarné, théorique, juridique, aveugle.

La justice est une opération par laquelle on s’éloigne du modèle théorique de l’homme des manuels pour juger un homme de chair et sang. Avec Roman Polanski, on part de l’homme de chair et de sang pour établir un homme théorique. C’est-à-dire un coupable théorique, un parfait coupable d’école de magistrature. On ne part plus de l’abstraction anonyme pour dresser le portrait d’un homme humain, mais on part de l’homme répertorié Polanski pour le renvoyer à la fiction des traités, des articles, des alinéas, des jurisprudences et du logos. Juger un homme, c’est inventer cet homme : lui donner vie, quand bien même ce serait pour lui donner la mort. Juger un homme, c’est lui donner corps, ne serait-ce que pour enfermer ce corps (dans la cellule d’une prison) ou, par la guillotine, couper ce corps en deux. Voilà ce que doit être la mission, particulièrement mystique, de la justice : donner un corps à ce qui n’en a pas.

On croit que la mystique, toute bête, indifférente au sang, aux veines, aux palpitations et aux viscères humaines, n’est qu’une gymnastique destinée à se concentrer sur l’âme, à placer l’âme très haut au-dessus du corps, en altitude du corps, mais c’est faux. Rien de moral n’existe sans corps humain au bout, sans corps humain à entreprendre, car c’est d’abord un corps humain que l’on accuse, c’est un corps humain qu’on livre à la détention ou à la mort, et c’est d’abord le corps que l’on punit. C’est le corps que les juges jugent d’abord, et c’est de ce corps que la société va devoir faire quelque chose, tout comme le mystique est celui qui cherche à savoir comment asseoir son corps sur le monde, où le placer dans le monde, sur terre, l’enfermant dans un carmel pour s’en détacher, ou se fondre en lui, devenir corps et rien d’autre, se confondre avec lui dans une solennité parfaite, une osmose définitive, éternelle.

Tout accusé est un homme (est une femme) à qui la justice, à qui le tribunal, à qui les messieurs (mesdames) les jurés donnent corps ; parce que dans les livres de droit, parce que dans les polycopiés de droit, dans les textes de loi, les accusés sont incorporels, ils ne sont pas charnels, ils ne sont que des esprits, des âmes théoriques et creuses, parfaitement textuelles, assertoriques.

On est donc parti du corps, ici, de Polanski, pour en faire un texte. On a décorporisé Polanski, désincarné Polanski pour en faire un Polanski administratif, symbolique, recensé, pénal, mais Polanski n’existant pas sous le nom de Polanski dans la loi, il est parti se fondre dans l’homme moyen inexistant, dans l’homme logique des magistratures, dans l’homme dessiné par les textes de loi. On prive Polanski de corps, on prive Polanski de justice, on prive Polanski de chair. On prive Polanski d’homme.

On le dénomme, on le déshabille de son nom afin de pouvoir le « juger » alors que juger, c’est précisément nommer le coupable, donner enfin un nom à celui qui (pour les juges, pour la justice) n’en avait pas jusqu’à l’heure du procès. On débaptise Polanski, ce qui, en toute logique, revient à le déculpabiliser. Soit on rend coupable et alors on nomme (car sans nom, pas de jugement possible), soit on dénomme et alors on ôte à l’accusé sa culpabilité. Polanski ne peut être coupable parce que la justice vient de montrer qu’elle était incapable de le juger. Or on ne peut être coupable d’abord, puis jugé ensuite. Il faut être jugé d’abord pour être (le cas échéant) coupable ensuite. Polanski n’est pas coupable parce qu’il n’est pas « coupabilisable ». Il n’est pas « coupabilisable » parce que s’appliquant à lui comme elle vient de le défaire, la justice ne se déjuge pas elle, mais elle déjuge Polanski en le coupant de sa chair et de son visage.

Vous voyez donc qu’on est (très) loin de ce qu’on lit, de ce qu’on nous dit, de ce qu’on nous chante à longueurs de journaux, de lynchages, d’analyses, de reportages, de pauvres articles. Je répète : on nous dit que Polanski doit être jugé comme tout le monde parce qu’en la matière, il importe peu qu’il s’appelle Polanski. Et dans les faits, voilà ce qui se passe : on juge Polanski comme personne parce que, de quelqu’un qui s’appelle Polanski, on cherche à déconstruire Polanski pour qu’il ne soit personne.

Être jugé comme tout le monde, c’est être jugé de manière à être Polanski justement, à être strictement Polanski, à n’être que cela : Polanski. Être jugé comme les autres, démocratiquement comme les autres, équitablement comme tout le monde, c’est cela précisément : se souvenir que c’est Polanski et non pas un autre que l’on juge.

Pour juger cet homme qu’est Polanski, la justice ne doit pas, ne peut pas faire comme si elle ne savait pas qu’elle jugeait Polanski. Non pas parce que Polanski serait au-dessus des lois (cela n’aurait aucun sens) mais parce que tout le monde est, sinon au-dessus des lois, du moins toujours un peu à côté, toujours adaptable à la loi. Personne n’est jamais dedans la loi totale, aveuglément conforme à la loi légale prévue. La loi ne s’applique jamais. Car appliquer la loi, strictement, aveuglément, légalement, textuellement, scolairement, platement, implacablement, ce serait chasser l’homme de l’homme.

Ce n’est pas de sa faute si Polanski est un déjà un nom, et que la justice a à juger quelqu’un qu’elle connaît déjà, dont elle connaît le nom. L’équité, ce n’est pas de transformer Polanski en homme moyen fictif, mais de laisser à Polanski le nom de Polanski.

Non : Polanski ne peut pas être jugé « comme tout le monde ». Parce que la justice n’a pas Polanski à créer, à inventer, à nommer, à baptiser, à concevoir, à appréhender. Polanski est déjà Polanski pour tout le monde avant d’entrer dans le box, il a déjà polanskilisé tout le monde, son nom préexiste aux actes d’accusation et aux débats, aux plaidoiries, à l’exposition de tous les motifs, aux lectures de tous les extraits de tous les dossiers. Polanski, pour être jugé équitablement, et sinon le mot même d’« équité » n’aurait plus le moindre sens, doit être jugé en tant que s’appelant déjà Polanski, en tant qu’ayant toujours déjà été Polanski.

La justice, ça n’a jamais été de dire : jugeons Polanski comme s’il était un citoyen lambda, comme s’il était notre voisin de palier (pas plus que la justice ne consisterait à juger un citoyen lambda ou notre voisin de palier comme s’il était Polanski), mais la justice, cela consiste à juger Roman Polanski comme s’il était Roman Polanski.

La justice, c’est de prendre en compte le nom déjà fait, déjà prêt, déjà connu, déjà réel, déjà (bien) incarné de Polanski pour juger Polanski. Faire justice à Roman Polanski, c’est précisément, et à aucun moment, de jamais faire abstraction du fait que c’est Roman Polanski qui est là, devant nous, et que nous avons décidé de mettre sur la sellette (il aurait pu en être autrement, ce n’est pas le cas).

Être juste envers Polanski, c’est être juste envers Polanski comme on le serait envers Polanski, et non comme on le serait envers un autre qui n’est pas Polanski. Je réclame une justice polanskienne pour Polanski. Je réclame pour Polanski une justice polanskienne comme je réclamerais une justice moixienne pour moi.

Quand la justice juge un génie (comme Polanski) elle doit faire preuve de génie. La justice doit juger le plus génialement possible les médiocres. On ne supporte pas qu’elle juge le plus médiocrement possible les génies.