Le crime est connu de tous : massacres abominables, viols systématiques des femmes et des fillettes, maisons brûlées, rasées, empoisonnement des puits, pillages, vols de cheptels… La crise du Darfour – pour utiliser un euphémisme courant – a déjà fait, depuis début 2003, plus de 300 000 morts et environ 2 millions de déplacés, chassés de leurs foyers, entassés dans des camps, autour desquels rôdent les « cavaliers de la mort », les fameux janjawids, supplétifs de l’armée gouvernementale.

La nature du crime est connue également : un processus global visant froidement, méthodiquement à détruire pour éradiquer, à extraire de la terre, à effacer de leur terre les Darfouris ; vider le Darfour de « ces Noirs », car il ne suffit pas d’être musulman, membre de l’ouma, encore faut-il avoir le sang qu’il faut, le sang pur, le sang arabe. Il s’agit de séparer les sangs, le sang pur de l’autre, le sang impur. La charia étant la norme, le dogme, au nom de Dieu, au nom du combat pour Dieu tout est permis. Tout est devoir sacré, sacrifice. Surtout le sacrifice de l’autre, du corps souillé de l’autre, le mauvais musulman – ou le mécréant –  associé  à l’impureté. Il faut nettoyer le territoire.

Que ce processus de démolition, de néantisation soit soumis aujourd’hui à quelques inflexions, que les raids de l’armée soudanaise et de ses substituts, les janjawids, soient moins fréquents, ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : rien de fondamental n’est encore réglé au Darfour. Le problème demeure entier même s’il a changé d’ampleur : dans le désert et le silence, les victimes sont toujours seules face à leurs bourreaux, seules dans une souffrance incommensurable. Et la culture de l’impunité persiste, perdure.

Que faire alors aujourd’hui, maintenant, pour mettre un terme à cette urgence qui dure ?

L’ancien président sud-africain, Thabo Mbeki, au nom d’un panel de haut niveau de l’Union africaine sur la crise du Darfour, vient de prôner une nouvelle approche intégrée de la question : « Les objectifs de paix, de justice et de réconciliation au Darfour sont interconnectés, dépendants les uns des autres, également souhaitables, et ne pourraient être atteints séparément », écrit-il dans un rapport qu’il vient de remettre aux dirigeants de l’organisation panafricaine.

Barack Obama a également énoncé dans un communiqué daté du 19 octobre, les nouveaux termes de la politique américaine : « Tout d’abord, il faut que nous cherchions une fin définitive au conflit, aux violations des droits de l’homme et au génocide au Darfour. Si le gouvernement du Soudan agit pour améliorer la situation sur le terrain et faire avancer la paix, il y aura des incitations, s’il ne le fait pas, il y aura des pressions accrues imposées par les États-Unis et la communauté internationale. »

Ce nouvel engagement politique américain fait de mesures incitatives et dissuasives, semble aller dans le même sens que le rapport Mbeki, celui d’une approche globale de la crise du Darfour. À deux différences près. Deux différences de taille.

Premièrement, les États-Unis traiteront désormais le conflit du Darfour et celui du Sud Soudan « simultanément et en tandem » car les deux sont interdépendants, imbriqués et générés par les mêmes causes : le fanatisme religieux du pouvoir central ainsi que la marginalisation économique et politique des régions périphériques. La recherche de la paix doit donc être intégrale d’autant plus qu’il y a des signes qui indiquent que la guerre risque de reprendre au Sud Soudan à cause notamment des tergiversations du gouvernement à mettre en œuvre les accords de paix conclus en 2005 avec le MPLS. Les élections prévues dans cet accord ont déjà été reportées à deux reprises.

Deuxièmement : contrairement aux membres du panel africain, Obama prend acte du caractère systématique, planifié des massacres du Darfour et n’hésite pas à nommer les choses par leur nom et à qualifier les crimes perpétrés au Darfour de génocide. Ce mot porte évidement une charge lourde de conséquences. Primo, l’utilisation de ce terme nous rappelle que le destin de Béchir est d’être jugé tôt ou tard, au Soudan ou ailleurs, car  le génocide est un crime imprescriptible ; deuxio, la désignation des faits incriminés par ce mot impose une obligation morale de prendre l’histoire en responsabilité, de faire face aux bourreaux, d’agir  en urgence pour protéger les victimes et leur rendre justice.

La justice donc d’abord. La lutte contre l’impunité. La traduction devant les tribunaux de Béchir et des autres auteurs des massacres du Darfour s’impose pour son exemplarité et son rôle préventif, dissuasif. N’en déplaise à ceux qui font campagne depuis quelque temps  pour l’arrêt des poursuites judicaires à l’encontre du Président soudanais lancé par la CPI ;  ceux-là, je pense notamment à certains chefs d’États (notamment africains) qui ont fait bloc autour de Béchir, au nom de la conciliation des impératifs de paix (on se demande de quel paix) et des impératifs de justice (argument fallacieux,  en vérité parce qu’ils craignent sans doute de devoir rendre compte un jour à leur tour de leurs agissements), ceux-là, comme l’a si bien dit Desmond Tutu,  se sont placés eux-mêmes du côté des bourreaux et de l’injustice. Ceux qui ont commis des exactions au Darfour doivent rendre des comptes, quel que soit leur position officielle. Tout autre arrangement reviendrait à nier l’humanité des victimes. La paix ne saurait être ce pacte de silence destiné à consacrer l’impunité. La paix ne se regagne pas seulement par des accords de paix. Une paix sans justice  rendue d’une manière ou d’une autre, prépare la guerre suivante.

L’invention d’un arrangement politique, stable, global, juste ; une normalisation durable de la situation au Darfour – et ailleurs au Soudan, au Sud Soudan notamment-, l’émergence d’un nouveau Soudan dont rêvait John Garang, est donc  indissociablement liée à l’exigence de justice pour les victimes. À la mise en place  d’un régime démocratique également ;  un régime laïc, fédéral, pluriel en lieu et place de l’État actuel, dominateur, monolithique, monocolore, mono-religieux et mono-partisan.

La justice et la démocratie donc. L’idéologie officielle du pouvoir en place est l’islamisme, c’est-à-dire une idéologie totalisante, opposée par principe à la démocratie parce que celle-ci définit la souveraineté comme venant du peuple et non de Dieu ;  une idéologie antinomique avec le respect du pluralisme et des libertés ; une idéologie qui rejette  toute idée d’universalité des droits de l’Homme dans la mesure où elle affirme que les actes humains dépendent d’un décret divin et que donc  l’homme ne saurait réclamer des droits dans l’absolu ; que l’homme n’est pas sujet de droit car seul le droit de Dieu compte.

La démocratie, ce chantier « tout-monde » constitue pourtant la condition nécessaire de toute paix durable : là où la fureur islamiste – ennemie déclarée de la vie, de la pensée, de la beauté, de la liberté, ennemie du vivre ensemble – incite, exhorte à la violence, à la guerre ; la démocratie, essence de la vie humaine, ouvre les chemins de la paix en proclamant l’égalité de tous devant la loi, en séparant l’église, la mosquée de l’État et en affirmant que l’homme est la mesure de toute chose. Parce qu’elle est fondée sur le respect de la pluralité, des libertés, de la diversité des cultures, de la séparation des pouvoirs, parce qu’elle réalise la justice, la démocratie est un facteur de paix.

La démocratie, oui, mais quel type de démocratie pour le Soudan, pour le Darfour ? Les revendications des mouvements d’opposition du Darfour et du Sud Soudan sont, sur ce point, similaires : une démocratie décentralisée, fédérale. La réalité géographique et la diversité de la population militent en effet, en faveur du fédéralisme, de la redistribution équitable des pouvoirs et des richesses – notamment de la rente pétrolière – entre Khartoum et les régions périphériques. Cette question devrait d’ailleurs être tranchée lors des deux prochains référendums prévus, l’un en 2010, à l’Ouest du Soudan (Darfour) et l’autre en 2011, au Sud Soudan.

Le regard de nombreux Soudanais est maintenant tourné vers ces deux rendez-vous électoraux. Un regard inquiet. Les échéances seront-elles respectées par le gouvernement actuel ? Dans quel climat se tiendront ces deux consultations ?  Les deux référendums présentent deux opportunités différentes : si le référendum prévu au Darfour n’offre aucune réelle opportunité politique aux Darfouris ; en revanche  le second  pourrait déboucher sur l’indépendance du Sud Soudan. Quelle sera alors la réaction du gouvernement de Khartoum au verdict des urnes ? Sachant qu’un éventuel rejet du verdict populaire de la part du parti dirigeant soudanais le PCN (Parti du Congrès national) provoquera des violences politiques à grande échelle et poussera inévitablement, automatiquement le MPLS à reprendre les armes. Si d’ici-là, le gouvernement de Khartoum n’est pas mis, maintenu sous pression, sous une intense pression internationale, le risque est réel d’une extension, de la contagion de la violence du Darfour au Sud Soudan.

Le scénario d’une « somalisation » du Soudan et d’une transposition du problème soudanais chez ses voisins est plausible, possible, prévisible si rien n’est fait aujourd’hui. La nouvelle politique américaine au Soudan semble indiquer qu’Obama est conscient de ce danger qui se profile à l’horizon. Parviendra-t-il lors de son prochain voyage à Beijing, à convaincre la Chine, l’un des fidèles soutiens du gouvernement de Khartoum, de revoir sa copie au Soudan ? Qu’on massacre ou qu’on flagelle, elle ne s’embarrasse pas de considérations morales : elle continue à acheter l’or noir soudanais et à vendre des armes à Khartoum : les entreprises chinoises détiennent  40% des concessions pétrolières au Darfour et la Chine est le premier fournisseur en armes du régime. Si la situation dégénère de nouveau demain, à grande échelle, elle en portera en partie la responsabilité. Comme les autres alliés de Khartoum, notamment Téhéran et Tripoli. De nombreux conseillers militaires iraniens sont présents au Soudan et l’Iran a envoyé, il y a quelques mois,  des unités de Pasdarans – les  gardiens de la révolution – , des navires et du matériel militaires dans le port d’Assab sur la mer rouge, avec le soutien de Khartoum et d’Asmara.  L’endroit est stratégiquement situé à quelques encablures de l’entrée du golfe d’Aden, lieu de transit d’un quart du pétrole de la planète et de 10% du commerce mondial. Quant à la Lybie, elle s’active en coulisses pour favoriser la constitution d’un axe Khartoum-Ndjamena qui pourrait permettre de prendre les rebelles du Darfour à revers et les priver de leur soutien et base arrière tchadiens. C’est dans cet esprit qu’il faut inscrire la récente visite à Ndjamena d’une délégation soudanaise de haut niveau.

De nombreuses voix – issues des milieux intellectuels, artistiques et des ONGs – se sont déjà élevées pour dénoncer « le crime d’indifférence » – cette violence liminaire qui laisse assassiner – ce silence complice, ce silence coupable, la frilosité, la passivité de la communauté internationale devant la tragédie indicible du Darfour.  Le gouvernement de Khartoum compte sur la lassitude de ceux qui refusent le silence pour continuer son œuvre d’islamisation forcée de la société soudanaise à huis clos. Son calcul est simple : « qu’ils bavardent, ils finiront  par s’habituer et le Darfour finira bien un jour par devenir un mot, une abstraction : les condamnations morales passent, le fait accompli demeure. Ils finiront par se taire ».  Non, nous ne nous tairons pas parce que ce qui s’est passé, ce qui se passe au Darfour – et qui risque de se passer ailleurs au Soudan demain  – constitue un enjeu fondamental au regard de notre avenir à tous, si nous voulons redonner du sens « au plus jamais ça ».  Non, nous ne nous tairons pas parce que comme le faisait remarquer Elie Wiesel : « le silence aide les tueurs mais jamais les victimes ».

Un commentaire

  1. Très bel article et bien documenté. C’est une vraie vision des réalités sur le terrain .L’article montre finalement bien l’inaction réelle de la communauté internationale qui cache son indigence politique, hypocritement et lâchement, derrière l’action humanitaire; l’importance de la gravité de la situation est mesurée ainsi par le fait qu’est déployée là bas la plus grande mission humanitaire de tous les temps. Quand à l’approche américaine elle me parait bien plus ambiguë et surtout marquée par le verbe. Déjà sous Bush ce verbe montrait que finalement en Irak l’objectif n’était pas la démocratie puisque le Soudan avait été abandonné à ses massacres (plus de 2 millions de mortsen 20 ans de guerre au Sud et 300.000 au Darfour selon l’ONU) ; les premières actions de l’envoyé spécial Scott Gration d’Obama avaient un terrible goût de reprise de celles de Natsios qui envisageait des sanctions contre les abandonnés de tous s’ils refusaient de négocier sans condition avec leur bourreau… pendant que le discours officiel parlait déjà de génocide…