C’est, paraît-il, notre manman qui nous a donné notre langue. Cette proposition en a jeté plus d’un dans des abîmes de pensée – béance de la mère oblige. Mais qu’on l’écoute soudain avec quelque distance, elle nous apparaît d’une intense pauvreté – sont-ce leurs mères (comme, pour leurs mères, leurs propres mères) qui firent parler à Valeria Bruni Tedeschi, à Romain Duris, et à tout ce petit peuple de visages et de voix qu’on a parfois peine à appeler les acteurs, ce français qu’ils nous parlent, tous ensemble, sur le même ton ? Car s’ils parlent tous le même français, ce n’est pas que leurs mères appartenaient au même club de puériculture ou de psychanalyse ; ce n’est pas non plus, ce serait bien réducteur, que leurs scénaristes sont un seul homme en mille, autant que leur maître de diction est un seul, lui aussi ; c’est que, plus béante encore et plus refoulée, une autre origine de la langue, plus gigantesque que la présence de la mère dans l’œil court du bébé, les ordonne tous et les conduit : tous, justement ; cette masse qu’on appela, y rêvant un passé, une nation, ou, y rêvant un avenir, un peuple ; et qu’il conviendra peut-être d’appeler aujourd’hui, pour plus de réalisme, un amas. Car l’amas est présent à l’intérieur de nous, on pourrait même dire originaire, n’en doutons pas. L’amas français parle donc une langue singulièrement différente de celle de la séquence précédente : disons, pour autant que nous puissions en juger, celle des années 20 ou 30.

Ce dont je voudrais parler ici,c’est de la prononciation de la langue – de ce qu’elle fait entendre à l’oreille, plus qu’à l’esprit ; et de ce que nous raconte son actuelle musique, car c’est bien là qu’on parle, plus que dans ce qu’on dit (pour la simple raison qu’on ne dit jamais rien, ou plutôt, toujours exactement la même chose.)

Bref rappel du passé : pour ceux qui n’ont pas entendu Apollinaire lire Le Pont Mirabeau, avec ses trémolos et son chantonnement archaïque, il suffit de se reporter aux émissions de l’O.R.T.F ; que sais-je, à Jean Amrouche quand il reçoit Claudel, tout autant qu’aux émissions d’actualité. Cela nous fait sourire, aujourd’hui. Il n’y a qu’à France Culture, où, de toutes façons, on respecte la Culture, qu’on ne dit pas que c’est grotesque – on y dit que c’est étonnant… Mais étonnant, chez ceux que, par définition (puisqu’ils sont intelligents), rien n’étonne, n’est pas très loin d’équivaloir grotesque.

C’était une langue pointue, en quête perpétuelle d’éloquence ; c’étaient des voix uniment emphatiques. On sourit, par exemple, de cet uniforme nasillard dans lequel tout commentateur, tout journaliste se coulait comme les ouvriers d’alors dans leurs bleus. Autre chose : le rallongement intempestif des voyelles, et surtout des nasales (encore une fois !) ; « triommmmmmphe de Lucien X dans l’ascension du mont Vennnnntoux ! » ; « Maître, il est dans votre œuvre un auuuuuutre influence du Japon : l’innnnvennntionnnn de l’Ommmmbre Double ! »

Voulez-vous que je vous dise ? Même Michel Foucault, invité pour l’habituel festival de questions idiotes dont Pierre Dumayet se fit une gloire avant d’être devancé, autre ascension triomphale, par Bernard Pivot, défendit ses Mots et les choses avec une voix qui nous évoque bien plus l’éloquence timide mais volontariste d’un avocat de province, que le soufre et la tornade du successeur de Nietzsche.

Sautons les générations : à part les dialectes strictement isolés et particularistes (j’ai en tête, par exemple, le parler RPR, dont quelques restes subsistent à l’UMP ; là, on garde la tendance à l’allongementvocalique, mais l’inflexion nasillarde se mue en élargissement du timbre, en recherche de la voix de stentor ; c’est le A, surtout, qui est remarquââââââble dans le parler RPR. Le premier Chirac, Juppé, Toubon, et même, dans la version méridionale, JeangClode Gauding ont pratiqué ce A – que j’ose imaginer rivalisant avec le A, venu de tout à fait ailleurs, de Georges Maaaarchais ; quant à Sarkozy, adepte d’une novlangue, il faudra lui consacrer tout un article), la langue s’est brutalement unifiée. Je ne parle pas des accents, qui persistent dans cette énigme indépassable qu’on appelle la Province (« comment se fait-il qu’elle perdure ? »). Je parle, pour commencer, des voyelles ; brutal, imprévisible raccourcissement :

« – ça va ?

Wèè twa ? »

ou encore :

« – Ptin yen a mmmarr qwachkrak stror ! »

ou enfin :

J’è pas ski fo pourktumèèèèèm ???????,

(notons l’exception ménagée au è, dont la qualité de bêlement hystérique l’adapte singulièrement à l’expression de l’amour.)

Tout le monde a reconnu, ici, quelques répliques saillantes de films français contemporains.

Mais ce n’est pas tout ; encore une fois, revenons à nos chers acteurs, qui portent – certes en l’exagérant, mais n’est-ce pas la nature même du drame ? – notre ton sur les blancs miroirs des écrans de cinéma, et vantent l’invention et la créativité de la France, exceptionnelle, forcément exceptionnelle, aux quatre coins du monde.

Fors le raccourcissement des voyelles, quoi d’autre ? L’abolition de la double négation ; et une certaine qualité d’insistance, dans un syntagme donné, sur le terme le plus remarquablement banal. Par exemple, alors qu’un professeur en Sorbonne eût dit,
en parlant en 1920 de la poésie de Lamartine : « La lyre du poëte, quelque mièvre, mène l’ââââme au chant », en se vautrant avec délices dans le grand mot, l’acteur contemporain, jouant une réplique d’un scénariste contemporain, dira par exemple: « Skiyad’tragik chétwa cékté moch » (sans ponctuation, le mot étant généralement suspendu sans que la voix descende) ; au lieu de s’arrêter à tragique, prononcé presque malgré soi, dans une concession un peu honteuse au terme référencé, on ne s’autorise qu’à faire résonner, ou plutôt claquer le dernier mot, heureusement rangé dans l’ensemble des mots convenables, celui qu’on désignait autrefois, et sans ménagement, comme « familier ».

En passant, pour ceux qu’étonnerait mon usage de la graphie « SMS », je voudrais dire qu’il est injuste et sot d’en incriminer une jeunesse illettrée ; l’outrage fait au français, celui que quatre siècles d’absolutisme font toujours regarder comme un crime, ne commence pas au SMS ; symptôme, et non cause, que la graphie téléphonique ; symptôme de ce que ces quelques lignes tentent de crayonner.

Osons le diagnostic.

Je voudrais suggérer qu’on parle aujourd’hui, sans doute transitoirement, un français paradoxal : une langue honteuse d’elle-même. Qui, sinon les barbons, évoquerait encore, sans ironie, la belle langue ?

A mi-chemin du constat anecdotique et du diagnostic,et à mi-chemin des hasards d’une nature et des besoins d’un époque, je
dois tout de même citer un écrivain dont la langue s’est façonnée, là est son réel talent, d’une large part de ces données ; et qui, pour la population qui nous intéresse – celle qui tente de faire, de la langue, un usage artistique – les a même  ordonnées : Marguerite Duras. Bien sûr qu’elle n’est pas seule, bien sûr qu’elle n’est pas la plus intelligente – mais elle fut, culturellement et politiquement, la plus douée. Sa tendance au diktat, son affirmation terroriste de soi, ses remarques de midinette formulées comme des réquisits staliniens, tout cela fit une haute impression à l’amas. « Je ne fais pas de la littérature, moi » ; ou « Je fais de la littérature, moi » (je ne cite pas, mais j’invente, forcément) : ces deux phrases eussent l’une autant que l’autre pu être de Duras ; ce n’est pas tant le « moi » qui constitue sa marque (on a déjà été narcissique avant Duras), – mais la virgule, gigantesque, lourde de sous-entendus à jamais fermés ; la virgule qui fait fusionner l’effarement post-atomique, la désespérance blanchotesque, et le lieu commun le plus absolu (je dis là tout le discours de l’amour). Elle dira : « C’est bon de manger quand on a faim » ; ils diront : « Elle est un femme sublime, tragique et dérisoire. »

Une fois de plus, tout est dans le ton.Cela va sans dire :Valeria Bruni Tedeschi, Juliette Binoche, Jeanne Balibar – mais aussi Romain Duris (mais sur un mode un peu altéré comme chez tous les hommes d’aujourd’hui, c’est-à-dire…. plus féminin – comme on disait jadis –  : le garçon-mignon-mais-un-peu-lâche-et-veule est certes plus bavard, plus séducteur, plus frivole, bref, plus inessentiel que l’être de pure douleur ou de pure exigence qu’est la femme ; eh oui, c’est l’homme qui est notre moderne coquette…) sont les héritiers de Duras.

Oui ; nous tenons peut-être là un morceau de notre misologie contemporaine – disons plutôt de notre misolexie. L’épure, l’exigence, l’âpreté, tous ces mots si frelatés et si farcesques – les commandements de Marguerite D.

Mais ce n’est pas tout. Je voudrais revenir à mon anecdote ; chacun a droit à la sienne ; il n’y a pas qu’elle, forcément.

C’est en regardant un morceau de feuilleton français, intitulé un villagefrançais, que m’est venue l’idée de ces quelques mots ; c’est que je venais de regarder, auparavant, des feuilletons de la BBC ; l’effarement m’avait gagné, à mon tour.

Bon, le village français avait toutes les tares habituelles de notre télévision éducative : lourd didactisme, qui prétend ne rien oublier ; subtil, forcément subtil, affichait le scénariste replet, aussi fièrement dévoué à sa tâche que l’instituteur de la troisième république – même grandiloquence bête de la pensée, sous les dehors d’une autre langue.

Bon, les acteurs étaient aux antipodes de ce français qu’on parlait alors ; l’accent uniforme qu’un certain Paris a imposé, et décrit infra, s’infusait également à ces bouches collaborationnistes ou résistantes. J’avais déjà remarqué cette tendance de la fiction d’Histoire française d’aujourd’hui : qu’il s’agisse du Moyen-Âge, de Molière ou d’un collabo, tout le monde doit parler comme Agnès Jaoui.

Bon, l’anglais contemporain a toutes les composantes trash que l’on veut ; mais trash, justement : comment m’expliquerez-vous qu’ils soient capables d’un accent auprès duquel le cockney est une quintessence de l’oxfordien, en même temps que leurs acteurs sont si parfaitement, si naturellement dickensiens, austeniens, shakespeariens dans la fiction d’histoire à l’anglaise ?

Je répondrai pour vous ouvrir une voie plus sérieuse, si vous voulez y songer à votre tour – par une image.
Songez à un enfant du village français, sorti, comme chez Woody Allen, de son cadre narratif. Mettez-le tout seul, face à son maître qu’il avait surpris en train de convoiter la femme du directeur. Sordide histoire d’adultère en milieu scolaire : le professeur, moitié par précaution, moitié par plaisir, se venge de sa situation en gardant le gosse à l’étude, et en le forçant à lui réciter d’interminables fables de La Fontaine.

Et l’enfant récite ; oui, révolté, écoeuré, n’y comprenant rien (car l’adultère, sitôt qu’il a vu, est normal, comme tout ce que lui montre son professeur), il restitue tout, plutôt il vomit ces fables, avalant les mots, dédaignant les rimes, méprisant les allitérations et les fines images.

Est-ce une proposition pour un film de Gérard Jugnot ; une suite pour les Choristes ?

Non ; c’est une métaphore.

Le maître est l’Histoire, ou la France, comme vous voulez. Il est honteux et lâche.

L’élève, c’est nous ; c’est l’amas, si bien figuré par nos acteurs, nos porte-voix.

Et la fable de La Fontaine, c’est la langue, vomie, avalée, dédaignée – parce qu’elle nous apparaît, avec raison,comme l’instrument de la domination et de la traîtrise.

Juste ne seconde, s’il vous plaît ; dites-moi : si l’élève était intelligent, s’il voulait vraiment envoyer balader le maître et sa greluche, est-ce qu’il ne la magnifierait pas, sa Fable ? Est-ce qu’il n’en profiterait pas, méprisant la mesquinerie du maître, pour crier, chanter, déclamer, narguant son maître, ce qui, sous la plume du poète, éclatait d’intelligence et de liberté ?
N’est-ce pas toujours ainsi, par l’intelligence, qu’on se libère de la bêtise d’un maître ?

Il parle une langue veule, plate, qui rase les murs, une langue grise : c’est Agnan ; c’est l’amas, c’est le Français. Il est docile à son maître.

Il se veut artiste ? Il se veut libre ? Il se veut inventif ? Il se veut vivant ? Mais alors, qu’est-ce qu’il attend ! Qu’il parle, enfin, qu’il ose parler ; et qu’il s’enfuie furieusement dans les buissons et les forêts des mots !